Voici un siècle qu’un grave incident troubla la sérénité du village de Soccia.
Le récit, intitulé «Una prucissione in Soccia», en fut publié en 1924 par la revue A Muvra, de Petru ROCCA, sous la signature du poète MAISTRALE.
MAISTRALE (Dumenicu Antone VERSINI), surnommé « le barde de la Corse », naquit en 1872 à Marignana et mourut en 1950 à Ajaccio. Il était marié avec une Poggiolaise, Marie-Thérèse LOVICHI (1867-1948), fille de Giovan Paolo LOVICHI, instituteur à Poggiolo, et de son épouse Angela Francesca PINELLI (biographie détaillée en cliquant ICI).
Connaissant bien le haut-canton, MAISTRALE avait entendu parler de l’incident qui resta longtemps dans la mémoire socciaise car il est rare qu’une cérémonie religieuse soit troublée et finisse dans le plus grand désordre.
Ce poème de 37 strophes de 6 vers était écrit en corse, dans la graphie utilisée au début du XXe siècle par A Muvra et qui diffère de celle utilisée maintenant. Ainsi, le titre « prucissione in Soccia » s’écrirait désormais « prucessione di A Soccia ».
Vous pourrez lire face à face la version originale et la traduction française. Celle-ci fut assurée par Jean-Baptiste PAOLI, dit « Jeannot », l’historien de Soccia, qui en réalisa une petite brochure voici quelques années. Elle a été revue par le Poggiolais Jean-Baptiste PAOLI, chef de projet de Cunghjugatore corsu à Canopé Corse.
La longueur du texte nécessite de le publier et de l’expliquer en plusieurs fois.
U quattru uttobre passatu
Hè statu un ghjornu niellu,
In Soccia ciò chì hè stalvatu
A sà ancu megliu Palellu ;
À casu, par tistimone,
Ci saria ancu Mattone.
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Le quatre octobre dernier
Fut une triste journée,
Après ce qui est arrivé à Soccia
Palellu le sait mieux que personne
Et dans cette affaire, pour témoin,
Il y eut aussi Mattone.
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In stu ghjornu, a san Francescu,
Fù dicisa a prucissione ;
U tempu era pocu frescu
È durava u caldione,
Ma malgradu lu calore,
Cusì parlò lu priore :
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En ce jour, fête de saint François,
La procession fut organisée;
Le temps était peu frais
Et la forte chaleur persistait,
Mais malgré cette chaleur,
Ainsi s’exprima le prieur:
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- Cù lu camisgiu stiratu,
Riunitevi o fratelli,
Ch’ognunu sia priparatu
Sta sera, vechji è zitelli,
Sia par purtà lu santu
O par dà forza à lu cantu.
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-Avec l’aube repassée,
Réunissez-vous, mes frères,
Que chacun soit prêt
Ce soir, jeunes et vieux,
Pour porter le saint
Ou pour chanter à pleine voix.
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Chì, à la statula d’intornu,
Cum’è par l’epifania,
U fratellu à lu so tornu,
Ci canti le Litanie
È senza ghjatta nè topi,
Ellu dica : ora pro nobi.
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Que, entourant la statue,
Comme pour l’épiphanie,
Chaque frère à son tour,
Chante les “Litanies”
Et “à bon chat, bon rat”,
Dise “ora pro nobi”.
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Quandu faraghju l’appellu,
Cù lu libru in sacristia,
Subitu ch’ogni fratellu
Mi rispondi : Ave Maria !
À chì ùn porta à San Francè,
Amende ne avarà trè.
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Lorsque je ferai l’appel,
Registre en main à la sacristie,
Que chaque confrère aussitôt
Réponde: ave Maria!
Celui qui ne portera pas Saint François
Sera mis à l’amende trois fois.
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La première ligne indique que les faits se sont produits le « quatre octobre dernier » qui était le jour de la « fête de saint François » d’Assise. La parution de l’œuvre datant de 1924, la fameuse procession doit avoir eu lieu le jeudi 4 octobre 1923, ou peut-être une année ou plusieurs années auparavant.
Les premières strophes nous apprennent qu’il existait à Soccia une confrérie bien organisée qui possédait un prieur, un registre d’appel des membres et des amendes.
Cette confrérie était celle du Saint Rosaire qui, depuis 1919, avait comme prieur un autre Jean-Baptiste PAOLI et pour sous-prieur Antoine Dominique PIETRI.
Il existait à Soccia, en 1728, lors de la visite de l’évêque de Sagone Pier Maria GIUSTINIANI, une confrérie du Saint Rosaire mais elle était féminine. Celle qui existait au XXème siècle était entièrement masculine.
La ferveur à Notre-Dame du Rosaire était importante dans ce village. (voir http://poggiolo.over-blog.fr/la-fête-d-octobre-à-soccia). Mais, dans ce texte, c’est bien la statue de saint François d’Assise (« San Francè ») qui est sortie de l’église.
Cù u santu si vaca pianu
È lu passu si misuri,
Incù lu missale in manu,
A voce chì nimu ùn curi ;
Cù candeli è bella cera,
Si cumenci à sicut era.
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Avec le saint on chemine lentemant
A pas comptés,
Le missel à la main,
Sans écouter son voisin;
Avec cierges en bonne cire,
On commence à “sicut era”.
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Incù camisgiu è curdone
È cappa sopr’à la testa
Sta sera à la prucissione
Si canti pà sta gran festa,
Fendu quattru o cinque tondi,
L’agnus dei speccat’a mondi.
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Avec l’aube et le cordon
Et cagoule sur la tête
Ce soir à la procession
Que l’on chante pour cette grande fête,
En faisant quatre ou cinq ronds
L’agnus dei speccat’a mondi.
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Appress’à issu parlamentu,
Dopu betu à la funtana,
U sacristanu cuntentu
Fece un colpu di campana
È par ùn esse in ritardu
Lustrò i scarpi di lardu.
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Après ce discours,
Ayant bu à la fontaine,
Le sacristain content
Sonna un coup de cloche
Et pour ne pas être en retard
Lustra ses chaussures avec du lard.
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Les confrères ont reçu des consignes précises et très détaillées sur leur allure pendant la procession, leur habillement, leur façon de chanter…
On pourra remarquer que tous les chants sont en latin, comme l’était alors toute la célébration de la messe.
Infine à l’ultimu pichju,
Ancu Grillu in filacchina
S’avvicinò da lu nichju
Pà a porta masciulina :
Intuppendusi una panca,
Messe a scicca à parte manca.
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Enfin au dernier coup
Même Grillu en habit de cérémonie
S’approcha de la niche
Par l’entrée des hommes:
Saisissant un banc,
Il posa sa chique sur la gauche.
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À lu son di a campanella
Ognunu cacciò la barretta,
Ogni donna ancu zitella
Pigliò l’acqua binadetta
È cum’è pà le gran messe
U camisgiu omu si messe.
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Au son de la clochette
Chacun retira sa casquette
Chaque femme, même jeune fille
Prit l’eau bénite
Et comme pour les grand-messes
Les hommes mirent leur aube.
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Dopu ghjunta Mariola
À fà vede e so puntette,
U prete messe la stola
È le so bianche faldette ;
À tutti messe lu siscu
Cù lu domine vobiscu.
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Après l’arrivée de Mariola
Pour faire voir ses dentelles,
Le prêtre mit l’étole
Et ses surplis blancs;
Il fit sursauter tout le monde
En entonnant le domine vobiscu.
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Appress’à tutti i zitelli
Eccu e figlie di Maria
Cù midaglia è frisgitelli
È filari in fantasia :
In li cantichi puliti
Quesse cherenu mariti.
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Derrière les enfants
Voici les filles de Marie
Avec médailles et fanfreluches
Et foulards de fantaisie;
A travers les cantiques pieux
Celles-ci cherchent des maris.
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Eccu lu piuvanu accantu
À quattru omi infurcazzati ;
Dopu ne vene lu santu
Cù li panni tarulati
È Palellu, à lu so dettu
Pare u parente più strettu.
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Voici le curé à côté
Des quatre hommes ployant sous l’effort
Puis vient le saint
Avec ses vêtements mités
E Palellu, qui selon lui,
Parait son plus proche parent.
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La procession est bien organisée, avec une place précise pour chacun:
- en avant, les enfants
- puis, les « filles de Marie », ou enfants de Marie, adolescentes engagées dans ces groupes fondés en 1837 pour approfondir leur foi, mais qui à Soccia, visiblement, pensent à autre chose, petit clin d’œil sur la différence entre l’aspect extérieur et la réalité profonde
- le curé qui était Jean-François BONIFACI depuis 1917
- la statue de saint François d’Assise (qui avait été offerte en 1893 par des paroissiens) avec ses porteurs
- le reste de la confrérie
- les autres habitants.
Tout est magnifique mais, très rapidement, ce bel ordre va se détraquer et la procession tournera à la grosse farce.
A suivre