LE PROBLEME CORSE
CERVEAUX DECHIRES
je publie à nouveau ce texte écrit en 2003 et qui a gardé toute son actualité
LES FLAMBEAUX DE CONTINUITE
Le lendemain, il n’était plus question de paroles mais de réalités. Je m’étais enfoncé dans la vallée de Vico. J’avais quitté les roseaux marécageux et les eucalyptus enivrants et je m’étais engagé dans la plaine puis dans la montagne. Lacet après lacet, je m’évertuais à rejoindre ma cible. Impatient et téméraire, je forçais quelque peu sur l’accélérateur pour atteindre plus vite mon but. La nature se faisait plus sauvage. Les chênes verts s’étaient teintés de noir et dessinaient des ombres inquiétantes. Trois sangliers égarés veillaient la dépouille de l’un des leurs qui avait voulu se frotter de trop prés à la civilisation automobile. Puis Soccia apparut, sorte d’île dans ce cirque de montagnes majestueux. Les pierres stables et ardentes de monotonie et le village pareil à lui-même donnaient l’impression de l’immobilité. Et, pourtant, je ne pouvais m’empêcher, en progressant dans une lente procession dans les rues en colimaçon du village, ébloui par la majesté des massifs environnants, de ressentir des idées contradictoires s’entrechoquer dans mon esprit.
Voilà vingt ans, la télévision ne pénétrait pratiquement pas ici. Zone d’ombre disaient les techniciens de TDF. Dominique, sorte de tonton flingueur, recréait sa vie à sa façon. Il se voyait empereur de Montmartre, roi des bandits manchots, prince des filles faciles. Et on se demandait ce qu’il faisait là dans une maison presque en ruine sans moyens pour se chauffer. Ce qui ne l’empêchait pas de loin en loin, de plus en plus loin, d’aller mener la grande vie à Ajaccio, à Nice ou à Toulon. Plein de projets, il fascinait son frère inspecteur des impôts débonnaire et droit qui revenait de ses séjours à Soccia plein d’idées folles. Le champ d’oliviers hérités des parents allait devenir le siège d’un grand établissement de cure thermale et pourquoi pas d’un casino. Et mon interlocuteur d’exhiber la copie d’un édit de Louis-Philippe du 7 septembre 1840 qui déjà déclarait d'utilité publique les travaux entrepris à Guagno les bains. Enfin, les touristes allaient affluer dans le village, et payer à prix d’or les chambres d’hôtes.

LES CHOCS DU CHANGEMENT
Vingt ans après, l’établissement thermal a poussé mais sur le terrain d’un voisin. Les touristes n’ont pas suivi. Le Tonton flingueur est relié au monde par satellite et il peste de voir son village dépérir. Les jeunes délaissent les maisons familiales pour aller s’installer plus prés des plages. La société de consommation est passée par là et lors de la fête patronale les rythmes américains ont remplacé les ritournelles corses. Voici les jeunes gagnés par la mondialisation. Ils achètent des fringues estampillées. Ils se coiffent comme leurs idoles américaines . Ils jouent sur des playstation et rêvent de la guerre des étoiles numéro dix. Les couples se font et se défont à un rythme que les parents n'arrivent plus à suivre et les enfants du divorce rejoignent les grands-parents plus souvent que de raison. Quelle place pour l’identité dans ce déferlement de modernité, dans cette ouverture si grande sur le monde qu’elle déchire les linteaux des anciennes fenêtres? Le cimetière des corsitudes abandonnées serait grand ouvert et le vent du grand large emporterait les derniers vestiges d’une authenticité disparue. Comme s’il suffisait de lustrer les feuilles dentées des châtaigniers pour faire disparaître la mémoire de leurs racines ! Car d’autres tendances encore plus profondes se font jour.
Les civilisations sont rebelles à la mort. Quand elles sentent celle-ci se rapprocher, elles se réveillent et engagent le combat contre le virus assimilationniste. A toi, l’anglais triomphant de ton universalité, à toi le français subtil et tourmenté, j’oppose la langue corse variée de ses patois mais lieu géométrique de la reconnaissance d’une identité. A toi le cosmopolitisme universaliste, j’oppose la trame des origines, la loi du sang. Et à chacun de se découvrir plus corse que son voisin, corse de l’intérieur contre corse de l’extérieur, corse de souche ou d’adoption, de mère ou de père. A toi le capitalisme, j’oppose le respect de la tradition, la paix des rivages, le droit du peuple à sa terre. A toi le citoyen du monde, découvreur des horizons lointains, je réponds par ma volonté de vivre et mourir au pays.
Ainsi, il y aurait deux logiques, l’une de l’enfermement et de l’isolement, l’autre de l’ouverture. Corses isolés dans leur île ou île plongée dans le tourbillon universel des Corses de partout et d’ailleurs. Une île pour les Corses ou des Corses dans leur île. Débat source de haines irréductibles, de combats fratricides, de morts inutiles, de paillotes brûlées par de prétendus gardiens de la loi.
Ainsi devisait mon interlocuteur. Je lui répondis :
« Rassurez-vous les choses sont plus compliquées qu’il n’y parait. Il n’y a pas une ligne de démarcation entre ces deux univers, une frontière qui sépare deux clans. La ligne de fracture est à l’intérieur même des cerveaux qui adhèrent à ces deux conceptions à la fois. Il ne devrait pas être bien sorcier de réconcilier ces neurones égarés. »
DOYEN CHARLES DEBBASCH
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