Et voilà, ça recommençait!
Anton Francesco FRANCESCHETTI entendit des bruits de pas précipités sur le chemin, la porte de la maison de la Teghia qui claquait contre le mur en s’ouvrant brusquement, le bruit de la tinella, ce récipient en bois permettant de transporter l’eau sur la tête, jetée par terre, puis des hurlements finissant en longs sanglots. Une nouvelle fois, sa fille Maria Francesca revenait désespérée de la fontaine. Elle y avait trouvé des jeunes Poggiolais qui s’étaient encore moqués d’elle, comme chaque fois, à cause de son œil.
Mais qu'avait-il donc, son œil?
D’après Jean-Baptiste PAOLI, l’historien de Soccia, dans l’ouvrage qu’il a consacré à son village ("Histoire d'un petit village de montagne au cœur de la Corse du Sud"), Maria Francesca louchait.
D’après la tradition orale transmise dans la famille FRANCESCHETTI par Philippe, dit Filipone (1901-1970) et retranscrite en 1968 par son petit-neveu Michel, Maria Francesca était borgne. Il lui manquait complètement un œil.
Quoi qu’il en soit, la pauvre fille était de plus en plus malheureuse. Aucun homme ne voudrait d’elle avec son handicap, alors qu’elle avait largement atteint l’âge de se marier. Elle était née en 1766 et avait été baptisée le 6 juillet à Saint Siméon, par le curé Joannes d’Orto. Elle avait maintenant 23 ans. Sa sœur Angela Dea, de six ans son aînée, avait été mariée avec un POLI. Mais, elle, qu’allait-elle devenir ?
Acte de baptême de Maria Francesca Franceschetti (cliquer sur l'image pour l'agrandir).
Le contrat qui donna l'œil à Maria Francesca
Cette fois-ci, exaspéré et malheureux de ce qui arrivait à sa fille, Anton Francesco lui promit qu’il allait lui donner l’œil qui manquait : « CI METTU L’OCHJU », dit-il.
Le lendemain, un beau jour du début de l’année 1789, il enfila sa plus belle veste, mit son chapeau, empoigna son bâton de marche et il monta à Soccia. Là, il entra chez les DEFRANCHI. Il les connaissait bien car son épouse Angela Felice était elle-même issue de cette famille. Au chef de la maison, qui portait le même prénom que lui, il proposa de donner sa fille en mariage à son fils. Mais Anton Francesco DEFRANCHI était réticent:
« Euh, c’est-à-dire qu’il manque un œil à votre fille.
- Pas de problème. CI METTU L’OCHJU. »
Anton Francesco FRANCESCHETTI mit les moyens pour donner cet « œil », en l’occurence une très forte dot.
Il est vrai qu’il était quand même le deuxième propriétaire de bœufs, de vaches et de cochons du village, d’après le dénombrement effectué par les autorités françaises en 1770. Il était surtout un grand propriétaire foncier.
D’abord, il accepta le partage fait le 28 août 1782, et enregistré par le notaire Anton ANTONINI, qui fixait les limites des communautés de Soccia et de Poggiolo. Ses terres des Trois Chemins, considérées comme socciaises par les Socciais et poggiolaises par les Poggiolais, faisant partie de la corbeille de la mariée, le litige entre les deux villages était apaisé. Et par la même occasion, il se dépouilla de tous les terrains allant du pont de Guagno-les-Bains jusqu’aux Trois Chemins et qui étaient situés du côté poggiolais.
Le mariage entre Maria Francesca FRANCESCHETTI et Giuseppe DEFRANCHI fut célébré par le curé Giovanni BONIFACY le lundi 13 juillet 1789. Ce fut une grande fête. Le père de la mariée était soulagé d’avoir pu lui trouver son « œil »... Et le père du marié avait largement arrondi son patrimoine.
Acte de mariage entre Maria Francesca FRANCESCHETTI et Giuseppe DEFRANCHI (cliquer sur l'image pour l'agrandir).
A Poggiolo, on ne savait pas encore que la veille, le 12 juillet, le ministre NECKER avait été renvoyé par le roi Louis XVI, ce qui avait entraîné un soulèvement à Paris.
La prise de la Bastille, le lendemain du mariage, ne fut connue au village que plus de deux semaines après. Mais, dans l’immédiat, le mariage était beaucoup plus important.
La fête passée, les DEFRANCHI revinrent à la charge auprès d’Anton Francesco. Il n’avait pas d’héritier mâle et sa femme était morte. Alors, pourquoi ne pas ajouter le reste de ses biens à la dot attribuée ? Mais « l’œil » avait été donné et cela suffisait. Il fallait penser à la famille FRANCESCHETTI. Le Poggiolais répliqua donc: « Je ne suis pas encore mort. Je peux avoir un fils ».
Bien qu’il ne fut plus très jeune, il se remaria avec Maria Angela ANTONINI qui lui donna plusieurs enfants, permettant la continuation de la lignée familiale.
Quand le gouvernement révolutionnaire institua les communes, les nouvelles limites administratives reprirent en grande partie celles des communautés. Et ainsi, les terrains des Trois Chemins furent considérés comme relevant de POGGIOLO. Aujourd’hui, ces terres incluses dans la commune sont toujours à des Socciais qui sont ainsi propriétaires poggiolais. C’est la conséquence de la promesse d’un père à sa fille :
« CI METTU L’OCHJU ».
La ligne jaune représente la limite entre les communes de Poggiolo et de Soccia. La côte 628 (628 m d'altitude) est placée au lieu-dit des Trois Chemins. (cliquer sur l'image pour l'agrandir).
Sources :
- « Histoire d’un petit village de montagne au cœur de la Corse du Sud » par Jean-Baptiste PAOLI
- Registres paroissiaux et registres d’état-civil de Poggiolo
- Dénombrement de 1770
- Souvenirs de Philippe FRANCESCHETTI (1901-1970)
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En 1816, le mariage de Maria FRANCESCHETTI ne fut pas l'objet de telles transactions mais il faillit ne pas avoir lieu pour des raisons administratives qui ont été contées dans l'article suivant: