Sans que le terme de laïcité ait existé à l’époque, la mise à l’écart de l’Eglise par rapport à l’Etat avait débuté en 1789. Après le 14 juillet et l’abolition des privilèges le 4 août, la situation financière du gouvernement était préoccupante. Un financement fut trouvé avec la nationalisation de toutes les propriétés de l’Eglise le 2 novembre 1789. Ses bâtiments et ses terres formèrent les biens nationaux qui servirent à émettre les assignats, rapidement utilisés comme papier-monnaie, et qui furent vendus aux citoyens.
En Corse, ces ventes furent très difficiles à cause des multiples querelles et de la période du royaume anglo-corse (1794-1796).
Finalement, les biens nationaux de Poggiolo ne furent mis en vente qu’en l’an XI de la République, c’est-à-dire en 1803, quinze ans après la confiscation ! Le calendrier révolutionnaire, institué en 1792, resta en vigueur jusqu’au 1er janvier 1806.
Nous sommes bien informés sur cette vente car le procès-verbal de la cession des biens de Poggiolo est resté intact et complet, ce qui n’est malheureusement pas le cas de tous les documents.
Une affiche annonça dès le 18 pluviose (7 février 1803) que la vente de «propriétés nationales (…) provenant de l’Eglise paroissiale de Poggiolo» aurait lieu le 19 ventose dans la grande salle des séances publiques de la Préfecture du département du Liamone, à Ajaccio.
UNE LONGUE LISTE POUR LES RICHES
Neuf lots étaient proposés (orthographe originale respectée):
1° un bacinate de terres au lieu dit Tignosa, aboutissant au levant avec terres Nationales, et au nord avec françois marie Desanti (estimé à) 60 francs
2° trois mezzinate de terres, quarante deux chataigniers fruitiers, la moitié de deux cent vingt sept non fruitiers, la moitié de dix noiers non fruitiers, trois noiers fruitiers, et la moitié de cinq petits cerisiers au lieu dit Costa alla chiesa… 415 francs
3° trois mezzinate de terres, vingt huit chataigniers fruitiers, et la moitié de soixante dix chataigniers non fruitiers au lieu dit Griscetto… 245
4° cinq bacinate de terres avec sept chataigniers fruitiers, et quinze non fruitiers au lieu dit Pollastra, bien entendu que la rente ne s’étand qu’à ce qui revient au Curé… 75
5° deux mezzinate de terres, vingt trois chataigniers fruitiers et cinquante non fruitiers au lieu dit Sialello aboutissant au midi aux terres communales, et au nord avec Joseph Defranchi… 180
6° trois mezzinate de terres, et huit chataigniers non fruitiers au lieu dit Santa Maria… 180
7° dix bacinate de terres, et vingt six chataigniers non fruitiers au lieu dit Fango… 120
8° huit bacinate de terres, et trois chataigniers non fruitiers au lieu dit Pesatoggia… 35
9° cinq chataigniers fruitiers au lieu dit Gentilone… 45
Cette énumération permet de connaître l’étendue et la valeur des terres de l’Eglise à Poggiolo.
«La bacinata est la superficie de terrain capable de recevoir un bacinu de semence en céréales.
Pour un bacinu déterminé, cette mesure variait en fonction de la qualité de la terre. (…) En comptant l’arpent de Paris 34,18869 ares, on obtient pour la bacinata : 2,44 ares en bonnes terres, 3,19 en terres médiocres, 4,04 en terres mauvaises.
La mezinata = 6 bacinate.» (« Essai sur les anciennes unités de mesure utilisées en Corse avant l’adoption du système métrique » par Anton Dumenicu MONTI, ADECEC CERVIONI 1982).
Pour estimer la valeur de ces parcelles et en dresser procès-verbaux, un commmissaire-expert, Jean Noël PINELLI, s’était déplacé sur place avec le maire de Poggiolo, Dominique Félix FRANCESCHETTI, du 20 au 29 frimaire (11 au 20 décembre 1802). La valeur totale atteignait 1.355 francs.
Il faut remarquer que tous les terrains étaient vendus en une seule fois, interdisant aux petits villageois le moindre espoir d’acquérir une parcelle.
Cette situation illustre bien ce qu’écrivaient Antoine CASANOVA et Ange ROVERE à la page 181 de «La Révolution française en Corse» (Privat, 1989) :
«Dans la province de Vico, la vente et l’adjudication des biens nationaux est l’affaire des notables des villages ou de Vico ; les lots sont importants, bien au-dessus des possibilités des petits paysans».
D’autre part, la vente aux enchères se faisait à Ajaccio, bien loin du village.
La vente fut compliquée.
Une première adjudication provisoire eut lieu le 19 ventose (10 mars 1803) pour 1.355 francs au profit de François LECA, demeurant à La Mezzana, près d’Ajaccio, qui fut le seul à se présenter. Une seconde vente fut organisée le 24 ventose (15 mars 1803). Le Préfet Jean-Baptiste GALEAZZINI déclara au préalable au public que la vente du lot 1 était suspendue, pour une raison qui fera l’objet du prochain article. Du coup, la valeur totale des biens passait à 1.295 francs, au lieu des 1.355 précédents.
L’EMBROUILLAMINI DU LOT N°4 OU COMMENT LES FRANCESCHETTI PROTÈGENT LEURS INTÉRÊTS
Le quatrième lot était également un cas particulier. L’affiche disait: «que la rente ne s’étand (sic) qu’à ce qui revient au Curé».
Après la publication de l’affiche annonçant la future vente, SUSINI, sous-préfet de l’arrondissement de Vico (qui était alors sous-préfecture), reçut une lettre envoyée par Francesco et Anton Francesco Franceschetti, respectivement oncle et père du maire. Elle fut appuyée par une autre lettre de Francesco envoyée au Préfet du Liamone lui-même le 23 ventose, juste la veille de la vente définitive.
Ces documents, trouvés et analysés par Xavier PAOLI, signalaient une subtilité juridique concernant le lot 4.
Un conflit entre la famille FRANCESCHETTI qui avait voulu clôturer un terrain et l’Eglise à qui un morceau appartenait avait été réglé avec un décret pris le 7 février 1775 par Leonardo PIETRAGGI, vicaire général du diocèse de Sagone.
A l’intérieur du champ nommé Pollastra appartenant aux FRANCESCHETTI, une parcelle enclavée, dite Campo d’Ansaldo, qui mesurerait 3 bacinate, venait de la paroisse St Siméon qui en recevait des revenus.
Francesco expliquait dans sa lettre du 23:
«A la lecture de ce décret, vous comprendrez que l’exposant (FRANCESCHETTI) a le droit de pacage (l’erbatico) tant en vertu de ce décret que du fait que la clôture de son propre terrain (stabile) qui protège cette terre.
Du décret précité il résulte aussi que ce terrain ne doit être ensemencé que par l’exposant qui doit donner en contrepartie le quart du fruit des récoltes à la Paroisse et ainsi il a fait jusqu’à présent.
La nation n’a succédé qu’aux droits des anciens paroissiens et l’acquéreur ne doit jouir que des droits que possède la nation.»
La demande fut entendue puisqu’il est bien écrit, dans la liste des terrains affichée à la Préfecture, que l’acheteur ne possédera pas la parcelle mais seulement «la rente», c’est-à-dire la partie de la récolte qui était auparavant versée au curé.
Pollastra se trouve dans la partie supérieure de Poggiolo, plus loin que les Case Soprane.
La vente aux enchères se fit selon le principe traditionnel de la bougie. Une bougie était allumée et, quand elle s’éteignait, une autre prenait sa place, jusqu’à l’extinction de la dernière qui arrêtait les enchères. Pour les biens de la paroisse de Poggiolo, il était prévu sept bougies.
La mise à prix était de 1295 francs, somme sur laquelle persista LECA, l’adjudicataire provisoire de la première vente. Mais il dut se battre à coup d’enchères contre ROSSI (qui formula le plus d’enchères de tous les compétiteurs), CITTADELLA (importante famille de Vico) et PERALDI. A l’allumage de la sixième et dernière bougie, CRISTINACCE et SUBRINI entrèrent dans la danse. Finalement, après 69 enchères acharnées, le vainqueur fut Antoine François CRISTINACCE, habitant Vico, pour 13.540 francs, soit plus de dix fois la mise à prix initiale !
Mais, aussitôt, il déclara avoir agi «en société des citoyens Jean PERALDI de Vico et François FRANCESCHETTI de Poggiolo pour égales portions ici présents».
Les signatures des vainqueurs
Les trois compères ne furent pas les seuls à avoir gagné car, pour le fameux quatrième lot, la commande avait été organisée avec Jean Etienne PINELLI (écrit PINNELLI sur le procès-verbal) et Jean Baptiste DEMARTINI de Poggiolo !
Sans aucun doute, cette vente aux enchères avait été l’objet de nombreuses tractations, avant et pendant les enchères.
Mais en est-il différemment à d’autres époques quand l’enjeu est considéré comme important ?
(à suivre)