Si, en cette année du centenaire, l'on pense aux souffrances endurées par les combattants de 1914-1918, il serait injuste d'oublier les chagrins et les difficultés de leurs familles.
L'article L'annonce du premier mort a montré la douleur de Dorothée MARTINI qui avait perdu son fils unique.
Le document suivant décrit la vie bouleversée d'une des nombreuses épouses à qui la guerre ravit leur époux. En racontant la jeunesse de Francesca à Soccia, il fait comprendre également la pauvreté des villages corses il y a un siècle et la difficulté à y survivre.
Ce texte a été rédigé par Marina CLEMENTI-DAVID, petite-fille de Francesca et de Louis CLEMENTI. La rédaction du blog a rajouté les intertitres.
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FRANCESCA
NI PLUS MALHEUREUSE NI PLUS HEUREUSE QUE LES AUTRES ENFANTS CORSES
Elle avait 6 ans lorsque sa mère mourut d’une pneumonie. Dernière de six enfants, elle était chargée, à la maison, de toutes les petites corvées que les autres, trop occupés, lui confiaient: balayer le sol de terre battue de la pièce à vivre, aller chercher de l’eau, nourrir les poules; si elle réussissait à tout faire avant que la cloche ne sonne, elle avait le droit d’aller à l’école; cela n’arriva pas souvent. Elle courait pourtant sur le chemin pierreux, la petite Francesca, pour rapporter l’eau à la maison avant qu’il ne soit trop tard, mais en vain. Alors elle s’asseyait sur le chemin et pleurait. Elle pleurait sa maman absente, ses pieds meurtris, ses mains glacées. Elle ne le dit jamais à personne, sauf, beaucoup plus tard, à ses petits-enfants qui rechignaient eux, pour aller à l’école.
Francesca n’était ni plus malheureuse ni plus heureuse que la plupart des autres enfants du village: comme eux, elle allait pieds nus le plus souvent, même en hiver, mangeait la pulenta de châtaignes, la soupe de haricots et de lard de cochon, avec un peu de charcuterie ou de fromage les jours de fête. Les hivers étaient rudes, on s’enfermait et se calfeutrait autour de la cheminée; les journées d’été longues et éreintantes: il fallait profiter du jour pour avancer les travaux (jardins, troupeaux, récolte des châtaignes, lessives, réparations).
Son père, affectueux mais déjà âgé, laissait les rênes de la maison à Marie sa sœur aînée, qui menait tout son monde avec autorité.
Comme beaucoup de jeunes au village, les garçons partirent pour les colonies; leurs pensions aidaient bien les familles, la subsistance était dure. Angèle-Marie fut mariée jeune à un Italien plus âgé qu’elle, mais qui prenait bien le relais à la maison. A 15 ans, Francesca fut «placée» à Bastia, dans une famille recommandée par le curé.
UN BONHEUR FOUDROYÉ
Elle y était bien traitée, apprenant à tenir la maison, la cuisine, la couture, s’occuper du jeune enfant. Elle resta longtemps en relation étroite avec cette seconde famille. Ses rêves étaient ceux d’une jeune fille simple très croyante. Elle avait une confiance inébranlable en Dieu, la Sainte Vierge et tous les saints. Elle se rêvait religieuse.
Il en fut autrement: le jeune Louis, élevé par des pères jésuites, visitait souvent cette famille. Peut-être ses visites se firent-elles plus fréquentes et assidues après l’arrivée de Francesca ? Toujours est-il qu’il finit par la demander en mariage; elle accepta. Il quitta donc les pères jésuites et partit à Paris se faire une situation dans l’administration française: il fut facteur aux P.T.T.
Francesca, modestement dotée, mais avec une belle robe pour son mariage, le rejoignit un jour.
Ils vécurent leur bonheur simplement, lui travaillant, elle tenant son ménage dans ce grand Paris si différent de son village et même de Bastia! N’étant pas devenue religieuse, elle rêvait d’un autre grand destin féminin: devenir mère de famille nombreuse.
Ils eurent un fils, déclaré François Antoine. Qui décida de l’appeler finalement Pierre? Il était beau en tout cas, le plus beau des garçons du monde évidemment. Puis il y eut la guerre, Louis partit, il fallait bien, et, comme tellement d’autres, ne revint jamais.
LE CENTRE DE SA VIE
Restée seule avec son fils âgé de 4 ans, Francesca versa bien des larmes; puis elle fit face. Elle avait le caractère bien trempé, était habituée à lutter pour survivre. En tant que veuve de guerre, on lui offrit une place aux P.T.T.. Elle faisait des colis pour les soldats et les prisonniers le jour, des travaux d’aiguilles à domicile le soir et la nuit pour augmenter son petit revenu, et, de plus, apprit à lire et à écrire, pour améliorer sa situation aux P.T.T.
Pierre restait seul à la maison souvent, sa mère en courant revenait voir si tout allait bien pendant ses temps de pause; puis elle repartait, toujours courant, reprendre son poste. Payer une nourrice à cette époque était réservé aux gens riches; pour une femme seule, même avec sa pension de veuve de guerre et le fruit de son travail, c’était un luxe peu accessible.
L’enfant devint le centre de sa vie, son bonheur, son trésor, son amour; le plus important tout de suite après Jésus-Christ, et même, à son cœur défendant, peut-être avant ?
Ainsi naquit de cette relation mère-fils un amour fusionnel qui jamais ne rompit et qui ne laissa la place à aucun autre; ils formèrent un couple indestructible. Elle ne se remaria évidemment pas, et Pierre, en âge de prendre femme, ne quitta jamais sa mère, et ne put jamais trouver celle qui l’égalerait; mais il lui fit beaucoup de petits-enfants qui tous furent peu ou prou élevés par leur grand-mère: elle était enfin (grand-) mère de famille nombreuse !
Au gré d’une vie mouvementée, l’un d’eux naquit à Soccia, le village de Francesca: Louis-Pierre; et deux autres, Marina et Eva, eurent la chance d’y vivre quelques mois de leur enfance, qui restèrent toujours l’un de leurs meilleurs souvenirs. Chacun d’eux, dans le secret de son cœur, rêvait d’une maison au village. Le besoin de renouer avec ses racines? Le souvenir de cette grand-mère irremplaçable? Un jour, le rêve devint réalité: «CASA FRANCESCA» est là, à SOCCIA, et vous attend, vous tous les descendants de la petite Francesca. N’oubliez pas d’y venir, d’y revenir, et bonne route à tous, dans vos vies.
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