Avec le printemps, les villages de montagne sortent de leur somnolence. Pourtant, une vie y existe en hiver, une vie qui n'a rien à voir avec l'agitation des villes.
Une très belle description de l'automne à Vico a été donnée voici treize ans et demi, le 4 novembre 2009. L'auteur en était une infirmière alors installée dans ce village où elle est restée six mois et qui s'installa ensuite à Ajaccio. Peut-être parce qu'elle venait du continent, elle a pu bien rendre la façon dont se passe la journée sur la place de Vico, quand les touristes ne sont pas là mais qu'une vie existe. Bien sûr, à Poggiolo, la réalité n'est pas tout à fait la même.
Les deux derniers paragraphes sont personnels mais ils ont été gardés car les réactions décrites peuvent concerner toute personne s'installant au village.
Ce texte est extrait d'un blog qui s'appelait "Corsarmoricaine" et était sous-titré "Journal d'une infirmière en Corse". Il est maintenant fermé mais les articles étaient bien écrits et montraient une grande sensibilité.
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L'AGHJA
Mot corse, l’aghja désigne une surface plane le plus souvent exposée au vent, près d’une vieille maison, où l’on battait le blé.
La place de mon village ressemble à un théâtre antique à la Woody Allen… J’emprunte juste à mon auteur new yorkais favori sa référence au chœur antique, totalement détourné dans « MAUDITE APHRODITE », puisqu’à la fois le chœur y tient le rôle d’un personnage à part entière et à la fois, en soulignant l’intrigue, il remplit son rôle de catharsis, avec une grande légèreté comique. Oui, Aristote se reconnaîtrait dans ce qui se joue sous les fenêtres de ma demeure ancestrale et néanmoins cossue – construite par un comte italien, l’ai-je déjà dit ? Il s’y déroule une vie intense dont les codes pour beaucoup m’échappent encore. Mais je perçois combien chaque fait et geste est commenté à haute voix par ceux qui à leur tour, deviennent l’objet des commentaires d’autres…
Tout d’abord le décor. Cette place s’organise autour d’une fontaine, dont le clapotis berce mes nuits montagnardes, surmontée d’un homme d’église, gelé dans le bronze, bras levé dans une posture que j’imagine être celle de la bénédiction, au vu de ses deux doigts tendus un peu comme le « V » de la victoire respectueusement inclinés vers le sol, mon éducation religieuse ne me permettant guère une analyse des plus fines. Deux arbres, pour l’ombre, deux bancs publics, pour s’asseoir, deux jardinières municipales faméliques, pour décorer? Et quelques places de parking. Huit pour être précise. Deux manœuvres et c’est l’embouteillage.
Autour, on ne dénombre pas moins de trois cafés, dont un se targue également de restaurer ses clients, une épicerie - fleuriste, un marchand de journaux, une boulangerie, une ancienne boucherie – galerie d’art reconvertie en traiteur 3 ou 4 jours par semaine, un cabinet d’architecte-maçon, et un office de tourisme que je n’ai jamais vu ouvert à ce jour.
La vie s’éveille très tôt, pour une infirmière qui se couche très tard… Dès 6 heures, le moteur du car de ramassage ronronne un bon moment sous mes fenêtres. Il fait le plein de village en village pour acheminer les lycéens à Ajaccio. Le premier bar ouvre ses portes. C’est un ballet de camions et 4x4 qui prend alors le relais. Employés municipaux ou de l’Etat, cantonniers, postiers, livreurs, il me semble que tout ce que le village compte d’actifs se retrouve autour d’un café. Ca s’appelle, ça discute, ça magagne, ça rit, ça klaxonne. Dès le matin, le Corse a le verbe haut, ce qui fait que, dans mon demi-sommeil, j’ai l’impression d’assister à un pugilat matudinal. Il n’en est rien. C’est juste la façon sudiste de s’exprimer. Le week-end, ce sont les aboiements et les grelots des chiens qui me réveillent. Les hommes vont à la chasse… Les sangliers n’ont qu’à bien se tenir.
Quelques quarts d’heure plus tard, les femmes investissent la place. La boulangère assise sur le banc, un œil rivé sur la porte de la boutique pour surveiller le client, papote avec celles qui veulent bien s’asseoir un instant près d’elle. La place a rarement le temps de refroidir. Et bli et bla… Tout y passe. Les nouvelles fraîches, comme ce matin un décès, le troisième du mois d’octobre !, dont l’annonce se répand de porte en porte à la vitesse de l’éclair, et Madame unetelle qui a fait ça, qui a dit ça… Dans l’épicerie se tient encore un autre forum, ainsi que dans chacun des bars. Tous les pia-pias se croisent et s’entremêlent au gré de celles qui passent, cabas sous le bras.
Puis, selon le jour de la semaine, les commerçants ambulants font leur ronde : à qui le poisson frais du joli port de Sagone, station balnéaire du village, à qui la charcuterie… A midi et demi, l’agitation cesse peu à peu. Les tenanciers baissent le rideau, l’un après l’autre. C’est le temps du repli, l’heure de s’alimenter et de sacrifier au repos post-prandial. La vie ne reprendra son cours qu’à partir de 16 heures. Avec la sortie des écoles, résonnent les cris et les rires des enfants. La halte à la boulangerie est de mise. Suivra l’apéro à rallonge, où l’on tape le carton dans la tiédeur épaisse d’une salle de café éclairée au néon, qui fait office également de refuge pour quelques mouches apathiques et insistantes, en quête de chaleur humaine dans cet automne humide.
Et moi, au milieu de tout ça ? C’est l’heure où ma journée d’infirmière du soir commence. Je traverse la place comme une scène de théâtre, les regards fixés sur moi. Curieux et bienveillants. D’où elle vient ? Que fait-elle ? Les volets sont encore fermés ? A cette heure ? Je suis l’attraction, la nouvelle. Je suis sollicitée à chaque terrasse. «Assieds-toi prends un café. Parlons un peu…». L’accueil semble très chaleureux et sympathique pour une primo-arrivante. Mais chaque mot prononcé sera gravé et utilisé. J’ai mon rôle à tenir, en tant que « belle-fille d’Angèle ». J’ai été rapidement « casée », car la filiation fait tout dans les villages. Il me fallait une «racine vicolaise ». Je l’ai adoptée sans états d’âme, parce qu’Angèle est un amour de femme avec un caractère trempé dans l’airain. Comme j’aime. Grâce à sa générosité, j’habite et je fais vivre l’ancienne Maison du Peuple, où l’aïeule de mon compagnon prodiguait soins, conseils et réconfort aux villageois. Je ne pouvais rêver plus belle carte de visite !
Alors je me la joue discrète. Souriante et polie. Mais discrète tant dans le verbe que la tenue. Je me réfugie derrière le travail et les murs du grand jardin pour échapper à la convoitise villageoise. Je me sens déjà assez exposée en passant de maison en maison pour prodiguer mon art. Et je garde pour Ajaccio mes extravagances. Vivons heureux. Vivons caché.
P.S. Dans le rôle de la statue : Mgr Xavier Toussaint Raphaël Casanelli, né à Vico en 1794, évêque d’Ajaccio de 1833 à 1869.