Pendant longtemps, dans toute la Corse, la nuit du 31 juillet au 1er août était redoutée car elle était la nuit des mandrache pendant laquelle s'affrontaient les mazzeri. La pieve de Sorru-in-Sù était directement concernée par ces événements.
Les textes ci-dessous donnent une explication sur le sens de cette date. Les trois premières parties sont tirées du très utile "Almanach de la mémoire et des coutumes de la Corse" écrit par Claire TIÉVANT et Lucie DESIDERI (Albin Michel, 1986). La quatrième partie, consacrée à cette nuit dans notre canton, est inspirée de "Le mazzérisme: un chamanisme corse" de Roccu MULTEDO (Editions L'Originel, 1994).
Précision préalable: Les mazzeri sont des humains ayant une vie sociale et personnelle mais qui sont considérés par le village comme des êtres surnaturels liant l'au-delà au monde des vivants. Dans la vie courante, les mazzeri sont des êtres pacifiques. On les reconnait à leur regard: ils ne vous regardent pas, mais regardent à travers vous. Ils sont capables de dire quels seront les prochains morts de la communauté.
LE MOMENT DE LA CANICULE ET DES MAZZERI
"Consécutive au solstice d'été (la Saint-Jean), la canicule marque l'entrée du soleil dans la constellation du Lion (i sulleoni). C'est une période redoutable, porteuse de menaces mortelles pour les animaux, les hommes, les cultures. La nature tout entière est comme embrasée. Tout risque de brûler ou de sécher. Les incendies se déchaînent et, attisés par les vents, se répandent jusqu'à prendre des proportions terrifiantes. La canicule qui tue toute vie est à l'image même des morts, êtres desséchés, affamés, assoiffés, noirs. Cette période, néfaste et dangereuse entre toutes, entame son déclin à la fin du mois de juillet, lorsqu'on entre dans les Calendes d'août. C'est pourquoi cette date est en Corse une date rituelle, et la nuit qui fait passer de juillet à août est investie par des pratiques magico-religieuses destinées à éloigner ce fléau mortel.
Dans de nombreux villages, notamment dans le Centre et le Sud, on allume un feu devant le seuil de la maison. Ce feu est appelé focu di i mazzeri (feu des mazzeri). On pose aussi, sur les fenêtres, des ustensiles remplis d'eau. Car, comme à d'autres dates, cette nuit-là, les morts se rapprochent des vivants. Leur présence est redoutée et on s'en protégera de plusieurs manières. (...)"
LA FÊTE DES MORTS ESTIVALE
"Dans la liturgie, le 1er août est la fête de Saint Pierre-aux-Liens. Cette fête religieuse est venue se superposer à celle qui, à une époque lointaine, était celle des Macchabées. Le 1er août est donc une fête des morts. Elle est symétrique de celle du 1er novembre; elle en est le doublet estival.
C'est dans ce contexte de mort que prennent place les batailles des mazzeri (...).
La nuit du 31 juillet s'engage une bataille contre la mort et la mortalité. Les mazzeri d'un village se regroupent, montent sur le col, ou se rendent à la limite qui sépare leur territoire du territoire voisin, et là, se battent contre les mazzeri de la communauté limitrophe. Les armes qu'ils utilisent dans ces combats sont des tiges d'asphodèle. (...)
L'enjeu de ces guerres végétales est d'importance." (...)
Dans les villages des vainqueurs, la mortalité de l'année sera faible, et forte chez les vaincus.
L'ASPHODÈLE, LA REINE DES BATAILLES
L'asphodèle, appelé en Corse taravucciu, arbucciu. taravellu, luminellu, etc, est une plante bien connue dans les mythologies végétales, depuis l'antiquité grecque. C'est la plante des morts. Elle «pousse dans le royaume des Ombres ». Dans les Enfers et les Champs-Elysées où séjournent les Héros défunts, les asphodèles abondent.
Dans les siècles passés, en de nombreuses régions d'Europe, on en plantait autour des tombeaux car, disait-on, les morts aimaient cette plante et se nourrissaient de ses racines. (...) Elle produit l'abondance et assure l'immortalité de l'âme.
On comprend que, pour combattre la pénurie et la mort caniculaires, les mazzeri corses, la nuit du 31 juillet, brandissent l'arme la plus efficace en ce domaine.
LES MANDRACHE GUAGNAISES
D'après Rocco MULTEDO, qui reprend des travaux de Dorothy CARRINGTON, les assemblées de mazzeri ont lieu de préférence le samedi. La bataille annuelle qui se déroule dans la nuit du 31 juillet s'appelle une mandraca.
Elle voit s'affronter deux groupes masqués en animaux et formés en milizie avec chacune un capitaine élu. Les deux camps viennent de deux communautés voisines et s'affrontent sur le col qui sépare celles-ci. Après avoir poussé des "cris effrayants", ils se battent à coup de tiges d'asphodèles jusqu'à la fuite d'un groupe ou l'arrivée du jour. Les asphodèles et les bâtons utilisés finissent dans un grand feu.
Notre canton étant quasiment enclavé dans la montagne, plusieurs mandrache se déroulent, ce qui laisse supposer que les batailles n'avaient pas toutes lieu la même nuit:
- Soccia contre Casamaccioli dans le Niolu
- Guagnu contre Vivario au col de Manganellu
- Guagnu contre Venacu et Corti au col de Virdiola, près d'un ancien cimetière
La plus importante était la confrontation entre Guagnu et Pastricciola, au col de Missicella, à 1.191 mètres d'altitude. Ce lieu, qui a longtemps permis aux bergers de passer de Sorru-in-Sù aux pièves de Cruzzini et Cinarca, est particulièrement stratégique pour les mazzeri.
N'allez surtout pas à Missicella les 31 juillet et 1er août. De toute façon, évitez de sortir cette nuit-là.
Des esprits forts peuvent dire que les mazzeri ont quasiment disparu et que les mandrache ne sont plus organisées. Mais peut-on en être certain? On murmure quelques noms d'initiés à Poggiolo, Soccia, Orto et Guagno.
Il vaut mieux être très prudent.
Réalisé à l'occasion d'une chasse au sanglier, le film suivant montre ce qu'est le col de Missicella et les paysages qui l'entourent.