Le doyen de la Faculté des Lettres de Corte, notre compatriote de Soccia, Pascal OTTAVI, spécialiste du bilinguisme, s'est emporté dans "La Corse-Hebdo" du 24 février contre une précédente position de Pasquin CRISTOFARI qui avait critiqué l'idée de développer l'usage de la langue corse.
Il est vrai que la langue de nos ancêtres pourrait être plus souvent utilisée, par exemple sur ce blog.
La culture corse est riche, particulièrement dans le domaine des chants. En 1845, le docteur A. L. A. FÉE, professeur à la Faculté de Médecine de Strasbourg, fit un séjour en Corse, sur ordre du Ministre de la Guerre. Il en ramena un ouvrage intitulé: "Voceri, chants populaires de la Corse", édité en 1850, où il fit une recension des diverses sortes de chants. Notre piève est directement concernée par la première catégorie sur les "Voceri prononcés devant le cadavre de personnes tuées par leurs ennemis".
Le texte de ce voceru de 1745 et sa traduction sont retranscrits tels qu'ils étaient dans ce livre.
L'auteur a également donné quelques indications sur la "mise en scène" de ce chant et a ajouté quelques commentaires.
Avec ces indications, quelqu'un pourra-t-il retrouver les noms de la victime et de l'assassin? Le village dans lequel se passe la scène du refus de la collation est difficile à identifier mais le texte dit clairement que cet te pause et l'assassinat se situent à Sorru in Sù.
Pages 100 à 106:
VIII
SUR LA MORT DE MATTEO ***, MÉDECIN, 1745
ANCIEN VOCERO
d'une compatriote et cousine du défunt, laquelle, allant se mettre à la tête de la file pour assister aux funérailles, arriva près d'un pont et rencontra ceux qui portaient le mort au village, où il était né; aussitôt elle commença le chant funèbre.
Or binendu pe lu ponte | En venant sur le pont |
Appari una fumacciola : | Apparut (comme) un petit nuage: |
E innanzi un c'éra croce , | En avant, point de croix, |
Mancu préte cu la stola : | Point de prêtre avec l'étole. |
Sulamente avia ligata | Seulement on avait attaché |
Di mandile la so gola. | Son menton avec un mouchoir. |
Elle refuse le salut à ce convoi funèbre, ne voulant tendre la main à personne en signe d'amitié, puis elle
continue:
Ispuniteci a Mattéju, | Approchons-nous de Mattéo |
Che li tocchimu la manu: | Et touchons-lui la main. |
Di quest'altri un ne bulemu; |
Des autres nous ne voulons rien |
Chi nun sonu a lu so paru. | Qui en rien ne lui ressemblent. |
O Matté, lu mé culombu, |
O Mattéo, ma colombe, |
T'hanu tombu a franca manu. |
Ils t'ont frappé d'une main sûre. |
Irrittu, u nostru Mattéju; |
Sus, lève-toi, cher Mattéo! |
Dicci almenu lu to male: |
Dis-nous au moins quel est ton mal: |
Nun é stata micca frébe, |
Tu n'as pas eu la moindre fièvre, |
Nè puntura cattarale. |
Ni de fluxion de poitrine. |
Sonu stati li Nigretti, |
Ce sont les Nigretti |
E l'infamu di Natàle. |
Et l'infâme de Natale! |
Avà si ch'éra lu tempu |
Il est venu le temps |
D'armà penna e timparinu, |
De saisir la plume et le canif, |
E se un basta taliànu, |
Et si l'italien ne suffit pas |
Scrive francese e latinu... | D'écrire en français et en latin... |
Tu pudii cullàcci a Sorru |
Tu pouvais monter à Sorro |
A fà médico a Cainu! |
Et servir de médecin à Cain! |
Une autre cousine du défunt qui joint le cortège prend la parole:
Quandu pensu a u mé cuginu |
Quand le pense à mon cousin |
Sentu cripà lu tarrenu; |
Je sens trembler la terre; |
Quand'é pensu a la morte, |
Quand je pense à sa mort |
Mi sentu junghie lu tremu. | Je suis saisie d'un frémissement. |
Animu, i mé paesani, | Courage! ô mes concitoyens! |
Chi bo un bi binghite menu. | Ne montrez aucune faiblesse. |
Era questu lu culombu | Celui-ci était la colombe |
In mezzu a quattru fratelli; | Au milieu de ses quatre frères; |
Era cercu dà frustéri | Il était recherché des étrangers, |
Caru di li puvarélli. | Chéri des pauvres. |
Quandu falava in paese, | Quand il descendait au pays |
carcavanu li purtelli. | On se mettait aux fenêtres. |
Oh l'infamu di Natale! | O l'infame de Natale! |
Più ch'un cane ell'éra tristu, | Il était plus hargneux qu'un chien |
Chi tradi lu so duttore, | Celui qui trahit son médecin |
Come Juda tradi a Cristu: | Comme Judas trahit le Christ. |
Sopra u so sangue, lu lairu, | Avec ce sang le misérable |
Si cridia di facci acquistu; | Croyait augmenter son bien. |
Ma lu sangue di Mattéju | Mais le sang de Mattéo |
Inbindécu un po passà. | Ne peut rester sans vengeance. |
L'avete tombu innucente; | Vous l'avez frappé innocent |
Lu duviate lascià stà. | Et vous deviez le laisser vivre. |
Se un bidissi la bindetta, | Plutôt que de ne pas voir sa vendetta |
Mi burria sbattizzà. | Je renoncerais à mon baptême. |
La première jeune fille reprend:
Or lu sangue di Mattéju | Certes le sang de Mattéo |
Sarà prestu bindicatu. | Sera promptement vengé. |
Qui ci so li so fratélli | Ici sont ses frères, |
I cugini e lu cugnatu; | Les cousins et le beau-frère, |
E se questi un bastaranu | Et s'ils ne suffisaient pas |
Ci serà l'imparentatu. | Ce sera la parenté. |
Pendant que le convoi funèbre traverse un des villages situés au-dessus de Sorro,
un habitant du lieu offre une petite collation; mais la vocératrice reprend:
Or da voi da Sorru in sù | Quant à vous qui vivez au-dessus de Sorro, |
Un bulemu lu cunfortu; | Nous refusons votre repas; |
Noi v'avemu rigalatu; | Nous vous avons régalé |
Boi ci avete fattu tottu. | Et vous nous avez porté dommage; |
U v'avemu datu vivu. | Nous vous l'avons donné vivant |
E lu ci rendite mortu. | Et vous nous le rendez mort. |
Or magnate u vostru pane, |
Mangez donc votre pain |
E biite u vostru vinu; | Et buvez votre vin; |
Noi di questu un ne bulemu, | Nous ne voulons rien de tout ceci. |
Ma di lu bostru sanguinu, | C'est votre sang que nous voulons, |
In bindetta di lu nostru, | Pour venger le nôtre |
Che l'avemu a lu strascinu. | Que vous avez répandu. |
Unn'è qué lu paesacciu, | N'est-ce pas l'indigne pays |
Che tinia lu mé cuginu? | Qui a vu tomber mon cousin? |
Ch'ellu ci scappi lu focu | Qu'il soit assailli par le feu |
E nun ci àbiti più nimu! | Et que personne ne l'habite plus! |
Une vieille
Acchitàtevi, o surelle, | Calmez-vous, ô mes sœurs! |
E finite stu rumore: | Et finissez ce grand bruit. |
Mattéju un bole bindetta; | Mattéo ne veut pas être vengé, |
Che stà in célu c'u Signore. | Car il est au ciel avec le Seigneur. |
Or guardatela sta bàra | Regardez bien ce cercueil, |
Mirata, surélle care, | Regardez, chères sœurs; |
Ci sta sopra Jesu-Cristu, | Jésus-Christ est dessus, |
Chi c'insegna a pardunane: | Lui qui enseigne à pardonner. |
Un spignite li vostri omi; |
N'excitez pas vos hommes, |
Abastanza é torbu u mare; | La mer est assez agitée; |
Perch'avale emu d'avè, | Songez que si nous voulons avoir, |
E po avriamu da dàne. | A notre tour il nous faudra rendre. |
(chapelle du col de Sorru)
Notes du docteur FÉE pages 214 et 215:
"Ce vocero nous apprend qu'un certain Mattéo ***, médecin, ayant été appelé à Sorro par un nommé Natale (Pascal), qui réclamait ses soins, fut tué en traître par le prétendu malade. Les habitants de Sorro transportèrent le mort à son domicile; ce fut pendant le trajet et près d'un pont que la vocératrice trouva le corps et qu'elle fit entendre sa voix accusatrice. Sa plainte énergique est pleine d'amertume; elle repousse les politesses qui lui sont faites sur la route et fait un appel aux passions haineuses des assistants; mais une vieille femme, fidèle aux préceptes d'une morale qui proscrit la vengeance, essaie de calmer les esprits; elle rappelle que le Christ enseigne le pardon des injures et que, d'ailleurs, le sang veut le sang (...).
La morale touchante qui termine ce vocero lui donne un caractère tout particulier.
On a dû remarquer que la première stance de ce chant fait voir nettement le lieu de la scène, le pays montagneux, le sentier qui serpente au-dessus du torrent, et le cercueil, sans croix ni prêtre, ressemblant de loin à un petit nuage blanchâtre qui se détache sur la sombre verdure des makis. Le pittoresque du tableau ajoute beaucoup à l'effet des paroles. Peu de voceri commencent d'une manière aussi dramatique (...)."
Remarque du blog: il semble plutôt que le nuage blanchâtre soit la poussière dégagée par le cortège et que le mort n'était pas dans un cercueil car il est dit que son menton est attaché par un mouchoir. Le corps devait se trouver, enveloppé dans un simple linceul, sur un brancard en bois, dit "catalettu", comme celui-ci, photographié à Palasca, et reproduit par le Père Louis DOAZAN dans son livre "Le couvent Saint François de Vico" (qui peut être commandé sur Amazon.fr).
" - T'hanu tombu a franca manu - Ils t'ont frappé d'une main sûre.
ce qui équivaut à cette expression quelque peu familière: "Ils l'ont tué raide".
- A fà médico a Cainu! |
Et servir de médecin à Cain! |
On doit se rappeler qu'il fut mandé à Sorro sous le prétexte de soigner un malade, et que ce fut celui qui feignit d'être indisposé qui le tua. Avant ce funeste événement, Mattéo avait déjà vu l'assassin en qualité de médecin.
- Un bulemu lu cunfortu; |
Nous refusons votre repas (ou le confort) |
Ce mot est francisé. Nous l'avons pris aux Anglais, qui l'avaient emprunté aux langues du midi. Ce n'était pas un repas funèbre que l'on offrait, mais de simples rafraîchissements. Ils sont refusés avec une grande noblesse. Ce refus produit d'autant plus d'effet qu'il est suivi d'une imprécation véhémente. Dans quelques parties de l'île, le conforto se nomme le remedio."