Jean-Pierre et Rose-Marie CHABROLLE ont fait voici quelque temps un voyage à Salers, dans le Cantal. Et ils ont eu une révélation:
"Nous avons découvert, dans le musée, une pharmacie avec des pots de pharmacie et l'un nous a intrigué... Il était indiqué "mousse corse"...Or cette mousse corse, nous la voyons tous les jours sur la plage de Sagone... ces algues en motte... Bref, comment ces algues s'étaient-elles trouvées dans la pharmacopée?... Internet est alors sollicité et, oh surprise... j'apprends qu'il s'agit d'un vermicide-fuge... son utilisation thérapeutique nous vient des Grecs... et elle fut importée en Corse... à Sagone... Et si on relançait son utilisation ?"

(pharmacie du musée de Salers) (site de la mairie de Salers)
Une mousse corse en pharmacie? Essayons d'éclaircir ce mystère.
Un remède antique
La mousse de Corse, Alsidium helminthocorton, ou mousse de mer, (en fait, une algue) se récoltait d'abord en Grèce, en raclant les rochers des côtes. On ramenait ainsi un mélange de près de vingt espèces différentes qui avait de grandes qualités comme vermifuge. Du thalle central, rouge sombre, partent des filaments rampants, entrelacés, dressés, cylindriques, charnus, violet foncé (description sur le site de phytoréponse).
Dans l'Antiquité, "Théophraste et Dioscoride indiquent son emploi médical, et le muscus marinus de Pline et des vieux auteurs ne serait autre que notre mousse", écrit P. LEMAY dans son article « Un remède oublié : la mousse de Corse » (Revue d’histoire de la pharmacie, n°144, année 1955).
Elle était surnommée dentelle de Vénus car « on raconte qu’un jour Vénus voulut se baigner ; elle quitta ses vêtements légers, un coup de vent survint et ses dentelles tombèrent dans les flots » (site de phytoréponse).
Complètement oublié depuis l’Antiquité, ce remède est remis à l'honneur au XVIIIème siècle. Pierre-Alexandre MARTIN, avant de succéder à son père comme apothicaire du roi Louis XV en 1767, fait connaître l'emploi de de la mousse de Corse en décembre 1755, par une note insérée dans les "Mémoires littéraires, critiques, etc." de GOULIN (article de Maurice BOUVET sur « Les apothicaires royaux », Revue d’histoire de la pharmacie, n°70, année 1930).
Le Lyonnais J-B LANOIX, élève de LAVOISIER et célèbre pour ses travaux sur le gaz et sur l'utilisation du charbon de terre, devenu maître apothicaire en 1764, exploite un sirop vermifuge à base de mousse de Corse ("Les pharmaciens français et l'invention du gaz d'éclairage" par René Deroudille et Maurice Bouvet, Revue d'histoire de la pharmacie, Année 1956, Numéro 148).
Une redécouverte en Corse
Mais le renouveau de ce remède est dû surtout à l'action de Dimo STEPHANOPOLI. Il est le petit-fils d'un des chefs des Grecs Mainotes installés à Paomia par les Génois. Il voit le jour en 1729 à Ajaccio où ses compatriotes se sont réfugiés après avoir été chassés par les habitants des deux-Sorru. Docteur en médecine, médecin de la famille Bonaparte, il devient chirurgien-major au Royal-Corse en 1777, puis à l’hôpital militaire d’Ajaccio en 1780, d’après la fiche du CHTS, reprise par Orsu-Ghjuvanni CAPOROSSI.
Il s’intéresse aux plantes, ce qui lui permet de découvrir en 1782 un procédé pour teindre en noir les étoffes avec de l’écorce de chêne. Surtout, ses origines lui permettent de retrouver les vertus des algues qu’il appelle Lémithochorton au lieu de helminthocorton. Il décrit cette découverte dans le mémoire annexé à «Voyage de Dimo et Nicolo Stephanopoli en Grèce pendant les années V et VI (1797 et 1798)», rédigé par Antoine Sérieys:
« La colonie grecque dont je fais partie, établie en Corse depuis cent vingt ans, venue des côtes de la Laconie, avait conservé l'usage du Lémithochorton; mais elle ne l'avait point étendu au-delà de ses limites. Depuis quatre-vingt-cinq ans qu'elle habitait cette île, jamais aucun Corse n'avait soupçonné les vertus, ni même l'existence de cette plante, lorsqu'en 1760, exerçant la chirurgie dans ce pays, où les maladies vermineuses et les fièvres putrides sont très-communes, je sentis la nécessité d'un vermifuge assuré, assez puissant pour en détruire les causes. Le Lémithochorton de la grande espèce, qui m'était connu comme aux autres Grecs, devint l'objet de mes recherches. J'en séchai et j'en préparai une certaine quantité, je l'employai en poudre, en infusion, en décoction et en sirop, de toutes les manières. Ses heureux effets surpassèrent mes espérances. La simplicité de ce remède qu'on peut employer dans tous les cas, et sans craindre aucun inconvénient, les occasions fréquentes que j'ai eues de l'administrer dans le cours de plusieurs années, m'ont mis en état de connaître, par ses effets, toute l'étendue de ses vertus, et comme vermifuge et comme calmant.
Il est constant que ce remède fait rendre les vers dans les vingt-quatre heures, et que la propriété vermifuge lui est inhérente, comme celle de concilier le sommeil est inhérente à l'opium, comme celle d'évacuer les humeurs est inhérente à la manne, à la rhubarbe, au jalap , etc.
Ainsi, le Lémithochorton détruisant promptement la cause de la maladie, le malade se trouve parfaitement rétabli dans les vingt-quatre heures. »
Il ajoute qu'il peut guérir aussi la coqueluche et le rhume.
Un propagandiste zélé
Ayant trouvé que cette plante se trouvait sur les côtes corses, surtout entre Ajaccio et Cargese, Dimo STEPHANOPOLI en fait adopter l’utilisation par l’hôpital d’Ajaccio, puis quitte celui-ci pour faire connaître ce fabuleux remède sur le continent.
Il imprime un mémoire et, en 1776, il va rencontrer les médecins du continent, à qui il remet son prospectus avec des échantillons, surtout en Provence. Son dynamisme impressionne :
« Dans l'espace de dix-huit mois, je parcourus les villes d'Aix, d'Orgon, d'Avignon et tout le Comtat, celles de Tarascon, de Beaucaire, d'Arles, etc. Par-tout les personnes de l'art me prodiguèrent des éloges sur l'efficacité de ce nouveau remède. »
Arrivé à Paris en 1788, il se présente à la faculté de médecine qui le félicite et lui permet d’avoir une prime gouvernementale de 3.000 livres.
Sous son impulsion, de nombreuses études sont alors consacrées à la mousse corse.
Le travail de STEPHANOPOLI est vite utilisé pour gagner de l'argent, comme le montrent une affiche apposée sur les murs de Carpentras par l’apothicaire CHAPUY (citée par Charles GUYOTJEANNIN dans "Documents inédits sur la pharmacie et les apothicaires de Carpentras", Revue d'histoire de la pharmacie, année 1951, numéro 129), ou le prospectus du Marseillais JACQUART (qui ne fait aucune référence à la Corse et prétend que ce remède lui vient d’un « chef des Sauvages de la Guiane Française ») dans l'article de LEMAY déjà cité.
Le succès se poursuit sous la Révolution : en août 1793, la note de frais de l’apothicaire ROBERT montre que le « petit Capet », fils de Louis XVI, enfermé à la prison du Temple, reçut des lavements composés de mousse de Corse, citron et huile d’olive ("Les pharmaciens fournisseurs de la famille royale au Temple (1792-1794) par Maurice BOUVET, Revue d'histoire de la pharmacie, année 1958, numéro 158). Le remède corse n'empêcha pas le petit Louis XVII de mourir en captivité.
Retour chez les ancêtres
Inquiet de la forte consommation et des faibles réserves de cette erba greca ou murzu marina, STEPHANOPOLI entreprend en 1797 et 1798 un voyage en mer Ionienne, avec son neveu Nicolo, pour trouver de nouveaux fournisseurs.
(vue de Vitylo aujourd'hui)
Une première tentative échoue à cause de l’attaque de pirates.
Une seconde est transformée sur l’ordre de Napoléon BONAPARTE en une mission de renseignement en Albanie et Grèce. Elle permet à Dimo de visiter la région de Mani et de Vitylo d’où venaient ses ancêtres (raconté dans «Voyage de Dimo et Nicolo Stephanopoli en Grèce pendant les années V et VI (1797 et 1798)», déjà cité).
Mais, les années suivantes, l’engouement diminue assez rapidement et devient « une curiosité de droguier » (P. LEMAY).
Les vertus de la mousse corse existent pourtant toujours. L’été, à Sagone, on peut se délasser en se baignant. On devrait penser aussi à se soigner en se frictionnant avec les algues du lieu ou en faire une récolte pour préparer des décoctions. Le syndicat d'initiative pourrait le recommander aux nombreux touristes.
Et, à une époque où l’on veut retrouver les produits naturels, pourquoi ne pas se remettre à commercialiser ce produit original, à la fois si grec et si corse?