Dans les nombreuses histoires de banditisme et de réglements de comptes qui jalonnent l'histoire de notre canton et de toute la Corse, les récits insistent beaucoup plus sur les auteurs des meurtres que sur les victimes et sur l'immense chagrin de leurs familles. C'est le mérite de Marc GIORGI de nous rappeler ce point de vue.
Son site intitulé http://marc-giorgi.e-monsite.com/ est consacré au village de Pietra di Verde (Haute-Corse) et à la généalogie de sa famille (Giorgi-Valéry).
Dans cet émouvant récit, il nous donne une version toute différente, celle de la famille du gendarme SALA, de l'affrontement sanglant qui eut lieu à SOCCIA en 1892 et qui a fait l'objet de trois articles (que l'on peut relire en cliquant ICI, ICI et LÀ).
En voici le texte.
"LE MALHEUR"
Minnanna se tient devant le four à pain. Elle a en main la grande pelle, le pain est cuit, elle va le retirer du four. Dans son visage rond, ferme, énergique, dans ses yeux vifs qui fixent le photographe, on devine une femme de caractère. Elle est tout de noir vêtue. Elle porte un foulard noir sur la tête et, par dessus, le chapeau en paille des femmes alataises, “a paglietta”. Elle était d’ALATA, Minnanna, de familles alataises. Elle y était née en 1848, “l’année de la République“ précisait-elle à ses petits-enfants.
Elle y est revenue après “le malheur“.
Elle a eu trois enfants, Minnanna. Les deux garçons, l’armée les a accueillis, les a éduqués. Ils furent “enfants de troupe”. (...)
La fille de Minnanna resta avec sa mère à ALATA. Elle était belle, avec des yeux clairs. A dix-neuf ans, elle épousa l’instituteur dont elle eut cinq enfants. Minnanna vécut toujours avec eux, aimée de ses petits-enfants, aidant sa fille du mieux qu’elle pouvait, cousant, tricotant, crochetant, cuisant le pain de la famille, aidant aux travaux du ménage.
Personne ne parlait du “malheur” dans cette famille. Mais, les jours d’élection, la fille de Minnanna fermait les portes, les fenêtres et les volets, à l’heure du dépouillement...
Le mari de Minnanna venait d’un village des Pyrénées catalanes conquises par la France au temps de Louis XIV et qui garde encore son nom catalan: Prats-de-Mollo. Nommé gendarme, il fut affecté en Corse où il connut sa future femme. Mariés, ils partirent dans le Sud de la France où sont nés leurs trois enfants. Puis le gendarme revint en Corse, à SOCCIA.
C’est là que “le malheur” s’est produit, le 26 septembre 1892. On sait parfaitement ce qui s’est passé ce jour-là. Les élections au Conseil d’Arrondissement venaient d’avoir lieu et on ne savait toujours pas qui avait gagné dans le canton de SOCCIA. Des gens d’un village voisin, GUAGNO, voulurent aller à SOCCIA, le chef-lieu, afin d’obliger le maire à proclamer vainqueur leur candidat. Le maire fit appel aux gendarmes pour les empêcher d’entrer dans le village. Les “Guagnesi” tirèrent. Deux gendarmes furent touchés, ils devaient mourir quelques instants plus tard. L’un d’eux était le mari de Minnanna. A son fils aîné, accouru aux coups de feu, il ne put que dire : “Pour moi, c’est fini”. L’adolescent rassembla tout son courage et alla prévenir sa mère, son jeune frère et sa petite soeur.
Pendant la nuit qui suivit le drame, il se passa dans ce village une chose incroyable. Les deux veuves et leurs enfants veillaient leurs morts. Dehors, on faisait la fête. On avait tiré tout à l’heure pour tuer, on tirait maintenant pour se réjouir. Ce fut une fête démente, sans pitié pour la douleur des familles, la douleur des enfants, une fête sauvage.
Il y eut un procès, des condamnations...
Les années ont passé, les trois enfants vont bien, les petits-enfants naissent... Mais comment vit-on avec le souvenir d’un époux, d’un père assassiné et de cette nuit de fête infernale ? Seuls ceux, qui, cinquante ans après, continuaient à fermer, les soirs d’élections, les portes, les fenêtres et les volets, auraient pu le dire. Dans cette famille, où l’on n’en parlait jamais, “le malheur” est resté dans toutes les têtes, génération après génération.
Parmi les petits-enfants et arrières-petits-enfants de Minnanna, plusieurs sont allés à SOCCIA, POGGIOLO, ORTO et dans le beau village de GUAGNO y compris, cent ans après, le 26 septembre 1992. Tous ont admiré ces paysages splendides, assurément parmi les plus beaux de Corse, où tant de rage meurtière s’était déchaînée, parmi des gens que l’on avait excités, au fond, pour rien: la proclamation d’un simple conseiller d’arrondissement.