Dans une petite communauté villageoise, les jeunes sont importants. Ils représentent le dynamisme et l’avenir. Même si leurs jeux et leurs facéties troublent la sieste des vieux, chacun est heureux de les voir et de les entendre. Finalement, ils sont les enfants de telle ou telle famille mais ils sont surtout les enfants de tout le monde, de toute la communauté. Aussi, quand ils semblent être en danger, tout le village en est affecté et s’inquiète.
Ce fut le cas pendant les étés 1965 et 1966, quand on crut qu’un bon nombre de ces jeunes avait disparu en pleine montagne.
Attention:
ce texte est un peu plus long que les articles habituels du blog
mais il faut le lire jusqu'au bout.
LE PRÉCÉDENT DE 1965
Pour comprendre ce qui s’est alors passé, il faut revenir à l’été 1965.
Les jeunes de ce qui pourra être nommée la génération 68 (ceux qui eurent vingt ans autour de 1968) étaient entichés d’excursions en montagne.
Le samedi 7 août 1965, ils furent dix-huit, de plusieurs familles du village, (plus les chiens Tango et Wolf) à quitter Poggiolo en direction, bien au-delà de Guagno, du col de Bocca Soglia, à 2026 mètres. Le but était d’y monter pour admirer le panorama sur les lacs de Melo et de Capitello.
Les noms des dix-huit audacieux:
- Rose-Marie BARTOLI (maintenant épouse CHABROLLE)
- Joël et Hervé CALDERONI
- Jeanne CECCALDI (maintenant épouse GRIMALDI)
- Jérôme DUGAT et sa sœur Marie-Claude (maintenant décédée, elle fut la mère de Marie et de Mathilde BENDLER)
- Paule FATTACIOLI (maintenant épouse ALLARD)
- Jean-Pierre et Michel FRANCESCHETTI
- Jacques-Antoine MARTINI (que tout le monde appelait alors simplement Jacques)
- Marie-Thérèse MARTINI (maintenant épouse LECCIA)
- François OLIVA
- François ORAZY
- Hervé et Jean-Marc OULIÉ
- Christian PINELLI
- Dominique (dit Doumé) PINELLI
- Jean-Marc TRAMINI
Le départ du village eut lieu à 4 heures du matin. Comme les voitures automobiles étaient rares, la première tâche dans ce genre d’excursion était de joindre à pied par la route goudronnée le village d’où partait le sentier à suivre. Le moment du départ était donc toujours très tôt. On évitait aussi la forte chaleur estivale de la journée.
Si l’on passait par Soccia, il fallait monter jusqu’à la croix (Croce Maio) mais la route actuelle aboutissant à la pizzeria n’existait pas. Pour aller plus vite, on grimpait tout droit la grande montée sous les châtaigniers.
AU-DELA DE GUAGNO
Ce jour-là, le trajet passait par Guagno.
Sortant de Poggiolo, l’expédition partit de la croix du Fragnu (numéro 1 sur la carte ci-dessous)… et du dépôt d’ordures qui s’y trouvait, car il n’existait pas de déchetterie intercommunale. Il fallut marcher entre les boîtes de conserve aux bords coupants, les bouteilles en verre brisées (les bouteilles en plastique, inventées deux ans plus tôt, n'étaient pas encore commercialisées), les matelas éventrés et les débris de toutes sortes pour atteindre l’antique sentier utilisé pendant des générations avant la création de la route goudronnée (numéro 2 sur la carte).
Aprés avoir traversé le Fiume Grosso sur un pont branlant (numéro 3), il fallut gravir une longue montée (numéro 4) pour entrer à Guagno par son dépôt d’ordures (numéro 5), avec le même décor que près du Fragnu.
La traversée de Guagno se fit sous les yeux de quatre ou cinq villageois étonnés de voir tant de jeunes de si bon matin. Puis, le groupe marcha tranquillement sur les 4 ou 5 kilomètres d’embryon de la route D 23 (numéro 6) qui avait été tracée pour aller vers Corte (à 23 km à vol d’oiseau), mais qui n’y arrivera jamais (voir l’article « La route oubliée » du 29 octobre 2018).
De mauvaises langues prétendent que, de l’autre côté, le projet routier capota parce que la famille Giacobbi ne voulait pas que le village de Venaco qu’elle dirige depuis un siècle fut ouvert à d’autres influences politiques. Mais ce ne sont certainement que de très mauvaises langues !!!
De nombreuses péripéties ponctuèrent l’expédition.
La couture du pantalon d’une fille céda mais, par chance, le secours de deux épingles de sûreté lui évita d’avoir les fesses à l’air.
Surtout, à cause des différences de vitesse et de plusieurs erreurs d’itinéraires, le groupe se divisa en deux, puis trois tronçons.
Il en avait été de même une semaine plus tôt, le 31 juillet, lors d’une excursion à Canale, en face de Soccia, où les treize membres de l’expédition s’étaient totalement éparpillés et où certains avaient pratiquement dû faire de l’alpinisme, l'un d'eux ayant eu le ventre râpé en glissant le long d'un rocher.
DIVISION ET RÉUNIFICATION
Le haut cours du Fiume Grosso fut franchi par la passerelle de Trayette ou des Spelonche (numéro 7).
Passerelle des Spelonche (https://corse-sauvage.com/randonnee/centre-corse/bergeries-de-belle-e-buone.html).
Les onze membres du groupe principal arrivèrent aux bergeries de Belle e Buone (numéro 8) à 11 h 30 et n’allèrent pas plus loin.
Avant de continuer jusqu’au col de Bocca Soglia, il fallait se restaurer et attendre les autres. Le lieu était agréable.
Bergerie principale (https://corse-sauvage.com/randonnee/centre-corse/bergeries-de-belle-e-buone.html).
Devant la cabane principale, près d’une source, à l’ombre d’un arbre, des bancs et une table en bois permirent de bien s’installer pour vider les sacs et se partager la nourriture. Il manquait juste les desserts qui se trouvaient dans les sacs des retardataires. Ensuite, on pourrait reprendre l'ascension en bonne condition.
Mais le temps passait et les sept autres n’arrivaient pas.
Finalement, à 14 heures, sur la crête d’en face, plus à l’ouest, apparut la silhouette de Jean-Pierre FRANCESCHETTI. Il était parti depuis plus d'une demi-heure en éclaireur en laissant les égarés (dont le chien Tango). Après avoir traversé le haut cours du fleuve, ils étaient allés trop à gauche, avaient dû escalader des versants très raides et se trouvaient à bout de souffle, presque sans nourriture et sans eau. Ils en avaient été réduits à boire le jus des boîtes d’ananas prévues pour le dessert.
Jacques MARTINI et Jean-Marc OULIÉ n'hésitèrent pas à s’élancer pour grimper sur le massif, bardés de gourdes remplies, afin de les secourir.
La jonction avec les derniers égarés ne se réalisant qu’à 16 h, il n’était pas possible de grimper au col pour atteindre le but prévu à l’origine. Tout le monde repartit à 17 h après avoir réalisé quelques photos.
Cliquer sur l'image pour l'agrandir.
Douze des participants après la réunification. Debout, de gauche à droite : Michel Franceschetti, Jean-Marc Oulié, Marie-Claude Dugat, Doumé Pinelli, François Orazy, Paule Fattacioli, Hervé Oulié, Hervé Calderoni. Assis : François Oliva, Jérôme Dugat, Jean-Marc Tramini, Christian Pinelli.
UN RETOUR DIFFICILE
L’épisode le plus spectaculaire du retour fut la grosse chute, heureusement sans trop de gravité (quelques belles égratignures), d’une des filles, mais qui fut suivie d’une impressionnante crise de nerfs.
Les excursionnistes joignirent Guagno à la tombée de la nuit, qui était plus tôt qu’actuellement car l’heure d’été ne fut instituée qu’en 1976.
Ils purent se reposer un peu chez les cousins des ORAZY, pour une partie, et des FRANCESCHETTI pour les autres, avant de reprendre la route. Les communications téléphoniques étaient interrompues, comme souvent à l’époque, et il n’était pas possible de joindre les familles.
Mais Raymonde, la nounou des BARTOLI, s’était avancée à la recherche des jeunes sur le sentier de la rivière et les appelait. Elle fut entendue par Rose-Marie et Michel qui descendaient la départementale en avant-garde. Mise au courant de la situation, elle rentra informer le village.
Les parents des randonneurs, qui s’inquiétaient du retard, envoyèrent neuf voitures (soit pratiquement tout le parc automobile poggiolais de l’époque), Toussaint MICHELANGELI en tête, pour les récupérer. Vers 22 heures, transportés par ce convoi de 404, Dauphine, 2 CV, 4L, R 8…, tous les jeunes avaient réintégré le village.
404 et R8 à Poggiolo (cortège électoral Jean Gaffory, août 1968). Copies d'écran tirées d'un film de Michel Franceschetti.
APPLAUDISSEMENTS
A Poggiolo, tout le monde était dehors et attendait le retour des retardataires. Pour être sûrs de ne pas en avoir oublié, les parents les firent s’aligner contre le mur bordant la route en face de la maison des Ceccaldi et les comptèrent à la lueur des lampes de poche, l’éclairage municipal étant déficient. Une grande ovation salua le retour des aventureux.
Puis, on ne sait qui, quelqu’un se mit à applaudir et tout le village battit des mains. Moment émouvant et symbolique: jeunes et vieux, résidents permanents ou saisonniers du village, tous se sentaient partie intégrante de la communauté poggiolaise. Tout le monde était concerné et se trouvait soulagé de cette angoissante soirée.
Mais c’était un échec: les jeunes n’avaient pu arriver au but fixé et n’étaient pas rentrés par leurs propres moyens.
Ils étaient bien décidés à prendre leur revanche l’année suivante.
(à suivre)