Les Deux Sorru paraissent au bout du monde, ou au moins au bout de la Corse, car la route qui permet d'y arriver est une impasse. Pourtant, il exista un projet pour raccorder le haut-canton à Corte. Noël KRUSLIN l'a rappelé par un article paru dans "Corse-Matin" samedi 27 octobre sous le titre:
La route oubliée de la Corse profonde
À la fin du XIXe siècle, elle devait devenir un axe de franchissement de la dorsale montagneuse entre le Centre et les Deux-Sorru. Mais le projet s'est arrêté quelques kilomètres après Guagnu. Un village où le rêve est passé.
I Dui Sorru, niché entre le littoral sud-occidental et le versant ouest du massif. Sans doute l'un des territoires les plus enclavés de Corse.
Il faut en effet s'enfoncer d'une bonne trentaine de kilomètres vers l'intérieur après avoir tourné le dos à la plage de Sagone, franchir deux cols, accumuler les toboggans et les innombrables virages jusqu'à se rendre compte que le réseau routier, à l'Est, ne conduit qu'à des culs-de-sac. Les populations résidentes, elles, sont depuis longtemps rompues au relief tourmenté de cet espace boisé.
Les touristes, eux, considèrent que l'attrait montagnard en vaut la peine. Dans les Deux-Sorru, l'enclavement géographique aurait pourtant bien pu appartenir à l'Histoire.
Celui qui arrive à Guagnu, Soccia ou Ortu en provenance du Centre-Corse s'entend, aujourd'hui encore, très souvent poser la même question : "Tu es passé par Ajaccio ou par Verghju ? Ah si la route du Manganellu avait pu se faire, ça t'aurait pris une petite heure depuis Corte !"
Paul-Joseph Colonna, sur le tronçon réalisé pendant le mandat de Jean-Antoine Gaffory, son prédécesseur à la mairie de Guagnu. Cinquante ans après, un vieux projet relancé. En vain. PHOTO N. K.
Le fruit des liens historiques avec le Cortenais
Le projet a en effet existé. Le village de Guagnu en a été, en d'autres temps, la base avancée.
" Premier coup de pioche en 1888. " Paul-Joseph Colonna, maire depuis 2008, n'a aucune hésitation.
Cette date aurait pu bouleverser le destin de sa commune, mais l'asphalte aujourd'hui abîmé par le temps s'est arrêté au bout de 4 km sur son tracé vers Bocca Manganellu. "L'ouverture sur Corte, c'est un vieux rêve...".
Un rêve, certes, mais d'abord une aspiration naturelle pour les Guagnais. La grande dorsale montagneuse est une imposante barrière, mais le lac de Melu, perle du Cortenais, est là, derrière la crête, comme Canaglia et Tattone, hameaux de Vivario. Laurent Angelini a toujours regardé là-haut, au petit matin, pour savoir si le temps était au beau ou au gris.
"Je me tourne toujours vers Bocca Soglia, jamais vers le Tretorre", précise-t-il. Mais le lien entre Guagnu et le centre de l'île va bien au-delà, autant conforté par la géographie que par l'Histoire.
"Historiquement, nous avons toujours été très proches du Cortenais, raconte Paul-Joseph Colonna. D'abord du Venacais où s'étendait l'activité de nos éleveurs. Guagnu a toujours appartenu à "A terra di u cumunu", à l'aventure paoliste. On raconte d'ailleurs que Circinellu, notre personnage emblématique et historique, avait franchi Bocca Manganellu avec tout le village pour aller voir ce qui se passait à Ponte-Novu."
Et Paul-Joseph Colonna de conclure son chapitre historique sur un volet électoral tout aussi significatif. "Pendant un siècle, Guagnu a voté Giacobbi."
(note de la rédaction du blog: Vivario et Venaco forment le fief électoral de la famille Giacobbi qui a eu un rôle considérable dans la vie politique corse pendant des générations, mais elle n'a pas toujours été favorable à ce projet de route).
Vers la Restonica, le pont du Vecchju ou Canaglia
Au village, les lignées familiales sont souvent le fruit du quotidien d'antan, celui d'un village frontalier de la Haute-Corse, d'une vie rythmée par les allées et venues des troupeaux. Fille de Laurent, l'élue de la majorité territoriale Vannina Angelini-Buresi sait précisément où sont ses racines.
"Mon arrière-grand-père était un Angelini de Vivario marié à une Mattei de Guagnu."
Un exemple parmi tant d'autres, révélateurs d'un lien qui justifia, en d'autres temps, une voie de communication plus confortable que les chemins pédestres et muletiers.
"À la fin du XIXe siècle, trois options ont été étudiées à partir de Guagnu, raconte Paul-Joseph Colonna. Pour rejoindre la Restonica, le pont du Vecchju ou Canaglia. Outre les destinations, l'option d'un tunnel a été sérieusement envisagée, sachant que l'objectif était clairement de franchir Manganellu pour aller vers Corte."
Mais au bout de ces 4 km au-delà du village, le projet s'est éteint avant le début de la Première Guerre mondiale.
Les raisons de ce coup d'arrêt demeurent obscures. On invoque aujourd'hui encore la question épineuse d'un tracé en altitude et au coeur d'un environnement remarquable, la prédominance de Vizzavona en tant que voie privilégiée entre Nord et Sud.
Mais au bout du vieux tronçon asphalté, un mur de soutènement colossal construit également avant la Grande Guerre, interpelle encore.
"Il est l'oeuvre d'un entrepreneur italien du nom de Matteo Lizzi, qui avait enlevé l'appel d'offres", rappelle le maire. Un ouvrage de cette envergure s'imposait-il vraiment ?
On raconte aujourd'hui encore, au village, que sa construction releva d'une manoeuvre politique de la part de ceux qui, en désaccord avec le projet de route, lancèrent cette construction pour gréver le budget.
Bien que l'ouverture de la route carrossable au Sud-Ouest fît basculer le centre de gravité de Guagnu vers Ajaccio, on reparlera de la route du Manganellu un demi-siècle plus tard, grâce à Jean-Antoine Gaffory, élu maire de Guagnu en 1965 avant de devenir le conseiller général de l'ancien canton de Soccia.
Gaffory rallongea la voie de trois kilomètres, un morceau de la D23, qui ne sera jamais goudronné.
"Mon prédécesseur s'était appuyé sur le plan forestier français pour mener à bien ce projet", précise Paul-Joseph Colonna. Laurent Angelini, lui, se souvient, "d'un certain Poli. Probablement un cadre des Eaux et Forêts qui avait réalisé une étude du tracé, avec des détails sur les pentes, etc.".
L'ONF a pris la suite, prolongeant la voie par une piste forestière sur 5 km. La commune travaille aujourd'hui sur un ultime tronçon, également destiné à améliorer les conditions de l'exploitation forestière. Sans pour autant tendre vers l'objectif initial fixé il y a plus d'un siècle, la route oubliée de la Corse profonde a progressé discrètement sous des formes diverses.
"Quand nous aurons achevé cette dernière phase, de bout de piste à bout de piste, Canaglia ne sera qu'à une dizaine de kilomètres." Mais l'ouverture vers Corte restera sûrement un vieux rêve.
Noël KRUSLIN
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Projet cortenais sans suite en 1894...
Le rapport daté de septembre 1894, de l'ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, qui ne fut pas favorable au projet cortenais de prolonger jusqu'à Guagnu, la route de la Restonica.
"Ce désenclavement était surtout intéressant de notre côté, souligne le maire de Guagnu, beaucoup moins dans le Cortenais où les communes sont déjà sur les voies dynamiques." Côté Corte, la volonté de s’ouvrir vers les Deux-Sorru a pourtant existé au même moment. Février 1894, le conseil municipal cortenais émet le vœu de voir se dessiner un chemin départemental qui, dans le prolongement de la vallée de la Restonica, aurait franchi le col de Soglia pour arriver "aux bains de Guagnu".
Le conseil général appuya ce projet deux mois plus tard, mais en septembre, l’avis défavorable de l’ingénieur en chef des Ponts et Chaussées sonna le glas de cette volonté d’ouverture. Une route culminant à 1 800 mètres vouée à être en grande partie enneigée et impraticable pendant de longs mois, l’essentiel d’un tracé sans lieux de vie et le peu d’intérêt d’un axe sur le plan commercial, tels étaient alors les arguments avancés pour faire comprendre qu’un tel projet ne pouvait se justifier.
Noël KRUSLIN