Ce qui est merveilleux en Histoire, c'est qu'elle nécessite un travail dont les résultats peuvent être toujours remis en question. Il suffit d'une découverte, d'un document nouveau, et la vérité affirmée de façon péremptoire est battue en brèche.
L'exemple en est fourni par la recherche du premier décoré de la Légion d'honneur à Sorru in Sù.
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Un article précédent donnait le nom d'Antoine François CAVIGLIOLI qui avait reçu cette décoration en 1815 avant de la perdre sous Louis XVIII et de la retrouver sous Louis-Philippe (voir les deux articles: Le Guagnais qui tenait à sa légion d’honneur (1/2): un fidèle d'entre les fidèles et Le Guagnais qui tenait à sa légion d’honneur (2/2): la médaille par tous les moyens).
Mais Marie BIANCARELLLI, qui connaît bien l'histoire de Guagno, nous a fait remarquer qu'un autre Guagnais était antérieur dans cet ordre prestigieux:
Dominique-Marie GIOVANONI a été décoré en 1805,
dix ans avant son concitoyen CAVIGLIOLI.
Pourtant, son nom n'est pas mentionné dans la liste internet de la base Léonore qui fait autorité et qui a été établie grâce aux archives conservées à la Chancellerie de la Légion d'honneur.
L'hôtel de Salm, devenu palais de la Légion d'honneur en 1804, abrite la résidence du grand chancelier et les services administratifs de l'institution. En 1871, une très grande partie des archives de l'ordre a disparu dans l'incendie du palais de la Légion d'honneur lors des combats de la Commune de Paris. Les Tuileries, le Palais-Royal, l'Hôtel de Ville et plusieurs autres bâtiments furent alors détruits ou très endommagés.
Plusieurs séries documentaires ont été reconstituées depuis mais elles comportent malheureusement des lacunes irréparables. GIOVANONI est dans une de ces lacunes.
Incendie de l'hôtel de ville de Paris en 1871.
Dans ces conditions, comment retrouver ce Guagnais médaillé? Grâce à un ouvrage remarqué par Marie BIANCARELLI: "Fastes de la Légion-d'Honneur, Biographie de tous les décorés".
Disponible sur le site Gallica, le deuxième tome, dont la troisième édition date de 1844, contient une notice de 45 lignes qui détaille les quinze années de la carrière militaire de cet oublié de Léonore.
Les récipiendaires cités dans les "Fastes" n’ont généralement pas fait l’objet de reconstitution à moins qu’ils aient été encore vivants lors de l'édition. Or, Giovanoni est mort en 1807...
Que nous apprend la notice des "Fastes"?
GIOVANONI (DOMINIQUE-MARIE), et non GIOVANINO, comme l'indiquent quelques listes de nomination, né le 25 juin 1768, à Guagno (Corse),
Un mois avant sa naissance, le 15 mai 1768, la Corse venait d'être attribuée à la France par le traité de Versailles. Dès le 17 juillet 1768, il fut baptisé en l'église Saint Nicolas par le curé Domenicu LECA, le fameux CIRCINELLU.
L'acte de baptême nous apprend que Dominique-Marie était le fils de Giovanni, lui-même fils d'Antonio, et de son épouse Giovanna.
Le parrain était Paolo Francesco POLI et la marraine Felice, fille de Francesco Maria BRANDIZI.
Acte de baptême de Dominique-Marie Giovanoni, établi par le curé Circinellu.
Le patronyme GIOVANONI ne se retrouve nulle part ailleurs à Guagno, ni dans les villages voisins, ni dans le Cruzzini proche, dans le dénombrement de 1769-1770, dit dénombrement de CHOISEUL.
D'après les recherches de Marie BIANCARELLI, la famille de Dominique-Marie serait MANODRITTA alors que GIOVANONI serait un patronyme d’origine éponyme.
entra comme carabinier à la 3e demi-brigade d'infanterie légère le 20 février 1792, fut nommé caporal le 1er novembre suivant, et fit avec honneur les campagnes de 1792 à l'an V à l’armée d'Italie. II se distingua particulièrement le 3e jour complémentaire an Il, à la prise d’une redoute piémontaise dans la gorge du Limon, où il entra le premier après avoir tué plusieurs ennemis de sa main.
Dans le calendrier grégorien, la date de ce fait d'arme est le 19 septembre 1794. L'armée d'Italie était alors dirigée par le général Pierre du MERBION. La campagne d'Italie qui fit la gloire de Napoléon BONAPARTE se déroula en 1796. GIOVANONI n'y était pas.
La Convention nationale, par son décret du 23 frimaire an III, le nomma sous-lieutenant au 10e bataillon de l'Isère, incorporé plus tard dans le 57e régiment d'infanterie de ligne.
Embarqué en l'an III sur le vaisseau le Duquesne, il fit preuve de la plus rare bravoure à la prise du vaisseau anglais le Berwick, le 22 ventôse, et ne montra pas moins d'intrépidité dans le combat naval qui eut lieu le lendemain.
Il participa à des combats navals comme fantassin embarqué.
Si les guerres maritimes de la Révolution et de l'Empire sont dominées par la défaite de Trafalgar, il ne faut pas oublier que la marine française eut de bons succès. Capturé le 12 mars 1795, le Berwick était un navire britannique de 74 canons et 550 marins qui était sorti de Saint-Florent (la Corse était alors occupée par les Anglais) pour aller vers Livourne.
Maquette du Berwick (agorajeux.com)
Passé en l'an VI aux armées d'Angleterre et d’Helvétie, il fit les les campagnes des ans VII, VIII et IX à l’armée du Rhin et sur les côtes de l'Océan, et se fit surtout remarquer en montant le premier à l'assaut d'une redoute qui dominait Feldkirch, et au combat de Feldkirch, le 3 germinal an VII, où il rallia une quarantaine d'hommes à la tête desquels il se mit en tirailleur. Ce mouvement hardi arrêta la marche de l'ennemi, qui serrait de très près le 2° bataillon de la 57e, lequel se trouvait obligé de battre en retraite, et fut même un moment en danger de perdre son drapeau.
Comme nous allons le voir, cet exploit, qui eut lieu le 23 mars 1799, fut déterminant pour la carrière de GIOVANONI.
Il se passa à près de 160 kilomètres de la ville autrichienne d'Innsbruck, lors des combats de la deuxième coalition, alors que BONAPARTE était en Egypte. L'armée française était dirigée par Masséna.
Embarqué sur Ia flotille de Boulogne le 6 thermidor an lX, Giovanoni se trouva au combat du 28 du même mois contre les Anglais.
Une nouvelle fois, le montagnard de Guagno se retrouva sur un bateau. La flottille de Boulogne était la force navale constituée par Napoléon et rassemblée à Boulogne-sur-Mer pour préparer l'invasion de l'Angleterre.
GIOVANONI s'opposa aux raids ennemis lancés contre la flottille.
Il ne resta à Boulogne que trois mois.
Il débarqua le 7 brumaire an X, fut nommé lieutenant le 10 frimaire suivant, et reçut un sabre d'honneur le 10 vendémiaire an XI.
La valeur de GIOVANONI fut reconnue par l'obtention de ce sabre d'honneur. Les armes d'honneur avaient été instituées par l'arrêté du Consulat pris le 4 nivôse an VIII (25 décembre 1799). Elles étaient données pour des faits d'armes bien précis qui étaient mentionnés sur le diplôme et sur l'arme donnée.
La photo du diplôme, que nous devons à Marie BIANCARELLI, permet de lire que la récompense est due à l'héroïsme montré à Feldkirch (orthographié Feldkirk sur le document).
Cliquez sur la photo ci-dessous pour l'agrandir.
La dernière ligne de ce document officiel indique qu'il a été "Donné à Paris, le dix Vendémiaire an douze de la République française".
Or, la notice des "Fastes" mentionne la date du 10 vendémiaire an XI. Encore une fois, le travail d'historien ne doit pas être de recopier simplement mais aussi de comparer les sources. Ici, il ne fait pas de doute que le livre s'est trompé.
Dominique-Marie GIOVANONI a bien été récompensé le 10 vendémiaire an XII, c'est-à-dire le 3 octobre 1803.
Entré avec son grade dans le bataillon de tirailleurs corses, le 17 thermidor an XII, il fut créé officier de la Légion-d'Honneur le 25 prairial suivant, et devint adjudant-major le 9 fructidor an XIII.
La création officielle de la Légion d'Honneur date du 19 mai 1802. Au bout d'un certain temps, elle remplaça les armes d'honneur dont les titulaires furent intégrés dans la nouvelle décoration, ce qui fut le cas de notre personnage. On peut remarquer qu'il fut directement "créé officier de la Légion-d'Honneur" sans passer par le grade de chevalier.
Il fit ensuite les campagnes des ans XIV, 1806 et 1807, au 4e corps de la grande armée, obtint le grade de capitaine le 23 novembre 1806, et fut blessé mortellement au combat du 7 février 1807, la veille de la bataille d’Eylau.
Eylau, en Prusse orientale (en Russie maintenant), fut une bataille terrible opposant l'armée française aux Russes et aux Prussiens. Les tirailleurs corses, commandés par Antoine-François Morandini, furent en difficile posture au combat de Hoff le 6 février 1807. Peut-être GIOVANONI perdit-il la vie lors d'accrochages qui eurent lieu le 7, la veille de la grande bataille, comme l'écrivent les "Fastes".
Dominique-Marie GIOVANONI fut bien le premier militaire de notre haut-canton à recevoir la Légion d'honneur et à mourir au combat tandis que l'autre Guagnais légionnaire, Antoine-François CAVIGLIOLI, mourut dans son lit et dans son village.
Napoléon à Eylau (par Antoine-Jean Gros).