Article paru dans "Inseme" de février 2013 sous le titre "QUAND TOURNE LE MOULIN À CHÂTAIGNE". Ce moulin, le seul du haut-canton à être en activité, se trouve à Soccia, en haut
du village, près du lavoir, au début du chemin qui mène à Croce Maio.
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Vacances de Noël à Soccia. Il fait beau et doux, un temps propice à faire une promenade dans le village.
Surprise! L'unique fenêtre du moulin à châtaigne est ouverte, et deux véhicules sont garés devant. Le moulin tourne. C'est si rare que je ne résiste pas à l'envie d'y faire une halte.
Sitôt la porte franchie, tous mes sens sont instantanément et simultanément en éveil. Il y a d'abord le
cliquetis régulier de l'unccinu, ce petit vibreur taillé à la main dans de la bruyère si sèche qu'elle est devenue dure comme du fer, qui transmet les vibrations de la meule à la trémie. Et puis
l'odeur et le goût de la farine fraîchement moulue, si fine qu'elle vole en suspension dans toute la pièce, envahissent mon palais et mes narines de sa douceur sucrée. Comme des fantômes
diaphanes, recouverts de farine des pieds à la tête, trois messieurs saluent mon arrivée: Finfin le meunier, et deux producteurs de Renno. Je m'assieds pour passer un moment avec eux dans ce lieu
magique.
On dirait que le temps s'est arrêté. Le moulin n'a pas changé depuis sa construction après 1870, date à
laquelle le curé de l'époque avait fait réaliser un canal d'irrigation pour le village. Dans l'unique pièce aux murs de pierres sèches, la meule et le grand coffre déjà aux trois quarts plein
occupent presque la moitié de l'espace. Avec un diamètre de un mètre quarante, c'est une des plus grosses meules de Corse. Devant la cheminée, un petit lit rappelle ces temps anciens où le moulin
tournait sans discontinuer pendant deux mois et demi, et que le meunier y restait jour et nuit à surveiller le travail.
Depuis une dizaine d'années, le meunier du village, c'est Séraphin Pozzo di Borgo, qui a pris la suite de Ceccè
Buteau, qui avait lui-même pris la suite de Simonetti. Comme moi, Finfin a envie de se replonger dans le passé. Il me raconte qu'en des temps encore plus anciens, il y
avait sept moulins à Soccia, deux dans le village même, et cinq autres répartis à différents endroits de la rivière, près de chaque pont. On peut d'ailleurs trouver encore quelques ruines çà et
là.
Entre les deux guerres, les moulins ont été abandonnés peu à peu, par manque de besoins. Après 45, la
farine blanche est arrivée à profusion, comme un nouvel or blanc. Finfin se souvient que sa grand-mère échangeait trois kilos de farine de châtaigne pour un kilo de farine blanche!
Mais la farine de châtaigne est restée malgré tout pendant longtemps un élément essentiel de
l'alimentation des villageois. Chaque famille faisait entre 80 et 100 kilos de farine par an; 10 % servaient à rémunérer le meunier, lequel reversait 10 % au propriétaire du moulin. Ainsi payé en
farine au-delà de ses besoins personnels, le meunier revendait une partie de ses stocks, ou les troquait contre autre chose. La saison durait environ deux mois et demi, car il fallait profiter du
fort débit de l'eau.
Il y a une trentaine d'années, la commune de Soccia s'est dotée d'une micro-centrale électrique qui a
capté les eaux de la rivière alimentant le moulin. En contrepartie, elle a financé l'électrification du moulin. Il n'y a donc plus aujourd'hui la contrainte de l'eau, et on est passé d'un débit
de 30 kg/heure à 60 kg/heure.
Mais n'est pas meunier qui veut! Plus j'écoute Finfin, plus je me rends compte qu'outre les capacités
techniques pour savoir régler le débit des châtaignes ou l'épaisseur de la meule, pour savoir reconnaître au bruit quand la trémie n'est plus assez pleine, ou encore décider quand on peut
accélérer le travail, la qualité supplémentaire indispensable au bon meunier est la passion.
Je lui demande ce qui fait qu'une farine sera meilleure qu'une autre, digne de se présenter aux concours
annuels. Il me répond que les critères fondamentaux sont le goût, la finesse, et la couleur. Pour le goût, il y a d'abord la qualité des greffons, mais aussi le lieu
d'implantation des arbres: sur un versant exposé au sud, la châtaigne obtenue sera plus sucrée. Ensuite, des résidus de fine peau vont donner de l'amertume. Et, enfin, il est indispensable que
les châtaignes aient été ramassées à la bonne maturité (souvent les Italiens ramassent avant maturité et cassent les bogues pour récupérer les fruits et ce n'est pas bon).
Ensuite il y a la couleur. Une farine trop rouge témoigne du fait que les châtaignes ont
été brûlées au four ou au séchoir. L'idéal est une couleur un peu crème.
Enfin la finesse. C'est son savoir-faire à lui associé à la qualité de la meule, mais là
encore, si le séchage n'est pas parfait ou que les châtaignes molles n'ont pas été bien triées, il ne pourra pas faire des miracles.
Pour finir, j'ai voulu savoir si après lui, il y aurait quelqu'un pour prendre la relève. Encore une fois,
Finfin me répond que pour être meunier, il faut vraiment être passionné. "Il y a bien un jeune du village qui est intéressé à mon travail, mais il ne suffit pas de savoir le faire juste pour
savoir le faire. Par ailleurs. l'autre véritable souci est de savoir si nos châtaigneraies ne vont pas disparaître! Elles ont survécu au chancre et à la maladie de l'encre, mais, depuis peu, le
cynips venu d'Italie s'attaque à nos forêts, et il y en a déjà dans le Niolu qui n'est vraiment pas loin".
Pascale CHAUVEAU