Le Salon de l'Agriculture qui vient de fermer ses portes est un grand événement économique. Il a également une grande importance sentimentale et psychologique: il faut se souvenir que nous tous, descendants de familles de Poggiolo et des villages voisins, nous sommes des descendants de paysans.
Les Poggiolais d'autrefois n'étaient pas en majorité éleveurs comme en d'autres endroits de Corse. Ils étaient surtout cultivateurs comme l'a bien décrit Xavier PAOLI dans L'histoire abrégée du village avant 1914:
"Ils sont une centaine et vivent essentiellement des produits de leurs terres (la propriété foncière étant également répartie, ils sont tous propriétaires). Ils cultivent du seigle, de l'orge, un peu de froment, du "bled de barbarie" et transforment ces céréales en farine dans deux moulins situés en contrebas, sur les rives du Fiume Grossu. Ils soignent leurs arbres, châtaigniers, noyers, mûriers.
Pour effectuer les travaux de labour, chaque famille possède une ou deux paires de bœufs (il y en a 22 dans le village) mais, contrairement aux autres communautés de la piève, ils pratiquent peu l’élevage de brebis ou de chèvres en grands troupeaux (un seul berger).
Ils font commerce du lin, du vin et surtout du tabac qu'ils échangent pour de l'huile avec les gens de Balagne.
En somme, ils pratiquent une petite polyculture de subsistance qui les met à l'abri de la disette."
Le tabac, ou ERBA CORSA, était une véritable richesse qui assura de bons compléments de revenus au XIXe et au début du XXe siècle.
La culture du tabac a été introduite en Corse depuis l'Italie du Nord dès la fin du XVIème siècle. La production et la vente en étaient libres sous les Génois.
Même après avoir instauré en 1810 le monopole de l'Etat sur les tabacs, Napoléon Ier, pour ne pas ruiner les paysans insulaires, accorda aux Corses le privilège de planter et de vendre librement l'herbe à Nicot.
Dans les villages, on cultivait la nicotiana rustica, appelée l'erba corsa, pour la consommation locale.
La plante était souvent semée en avril dans les enclos à bétail momentanément abandonnés. Elle profitait du fumier qui avait engraissé la terre et la récolte avait lieu en août. Puis, les feuilles étaient séchées à l'air libre.
Le détail de toutes ces opérations se trouve dans l'article "La culture du tabac en Corse" de Cyprien GABRIEL (Revue de botanique appliquée et d'agriculture coloniale, 1922).
Plant de tabac sauvage à Lopigna (photo Pipe club de Corse http://pipeclubdecorse.e-monsite.com)
Au milieu du XIXème siècle, des variétés plus élaborées furent implantées près de Corte, d'Ajaccio (à Campo dell'Oro) et de Cargese. En 1925, la production corse atteignit 400 tonnes, dont 20 à Cargese.
Liste des planteurs corses aidés par le conseil général en 1930 (photo Pierre-Jean Luccioni)
Les feuilles ramassées étaient vendues aux industriels comme Henri ALBAN. Déjà propriétaire d'une usine de tabac à Bône, ALBAN fonda en 1913, au 89 du cours Napoléon, la manufacture d'Ajaccio célèbre par sa façade de style néo-mauresque décorée de mosaïques, classée depuis 1992 comme monument historique.
Concurrencé par l'usine Job-Bastos de Toga près de Bastia, l'établissement ferma en 1940.
photo msoldi1 (https://www.flickr.com)
Pendant la seconde guerre mondiale, la production recula pour faire place aux cultures vivrières. Malgré un rebond après 1945, le tabac corse cessa peu à peu d'être cultivé et disparut entre 1950 et 1970.
Certains Poggiolais se souviennent encore d'avoir goûté cette "herbe" au goût particulièrement âpre et fort.
Les anciens fumaient l'erba corsa comme tabac à pipe. Ils la chiquaient parfois.
Le tabac était conservé dans dans des zani ou zanetti, petites bourses en peau de chat.
Pour l'allumer, on se servait de l'amadou, matière inflammable extraite de l'amadouvier (u pane d'esca), champignon parasite des arbres.
Photo extraite de http://pipeclubdecorse.e-monsite.com/
Poggiolo et Soccia (où cette culture est avérée dès avant 1850) produisaient suffisamment de tabac pour la consommation des villageois et dégageaient même un excédent qui était écoulé surtout dans le Niolu en échange notamment de fromages. Les Poggiolais manquaient de produits laitiers car ils étaient plus cultivateurs qu'éleveurs. Mais leur "erba", dont la qualité était assez réputée, permettait au village de retirer un bénéfice appréciable.
Cette richesse a été complètement abandonnée et son existence disparaît rapidement des mémoires.
Maintenant, pour s'enfumer les poumons, il n'est plus possible d'utiliser du tabac autochtone.