Toi, petite fourmi, tu fais lever lever mes yeux
Vers ces mondes géants qui roulent dans les cieux
Car je crois qu’en plein jour, à travers le bleu voile,
Tu sais prendre pour guide une lointaine étoile,
Tu as, comme autrefois le mage et le berger,
Ta boussole céleste quand tu dois voyager.
Oui, le ciel te conduit, diligente ouvrière,
Unie à l’astre d’or par un fil de lumière !
Et malgré cette gloire, au travail, ton ami,
Modestement tu vas, toi, petite fourmi !
Poggiolo, septembre 1922
Ainsi que l'indique la dernière ligne, ce poème a bien été écrit à Poggiolo mais pas par un Poggiolais ni par un écrivain. Il est l’œuvre d’un Suisse et d’un savant, Félix SANTSCHI, dont la découverte est exposée dans ces vers.
DE LA SUISSE À POGGIOLO
Né à Bex (canton de Vaud, en Suisse) en 1872 et mort à Lausanne en 1940, la carrière de Félix SANTSCHI est résumée ainsi par le «Dictionnaire historique de la Suisse» :
Observateur infatigable du monde des fourmis, il observa près de 2.000 types de fourmis et publia 188 articles ou ouvrages entre 1906 et 1939 (liste complète sur le site spécialisé: http://www.antcat.org/references pages 266 à 272). Les Tunisiens le surnommaient Tabib-en-neml, le docteur des fourmis.
Dans ses listes de fourmis, il cite plusieurs variétés observées à Poggiolo. Il est difficile, dans l’état actuel de notre documentation, de préciser combien de séjours il fit dans le village mais il est certain qu’il y passa trois mois entre juillet et septembre ou octobre 1922.
L'entomologiste y fit une expérience fondamentale, dont il sera question ci-dessous, le 12 août 1922. Il nous fournit des indications sur la nature poggiolaise de cette époque, même sur les pluies de septembre de cette année-là en écrivant
«A Poggiolo (Corse), par 750 m. d’altitude, j’ai pu observer par les nuits étoilées mais fraîches du 17 au 26 septembre (il avait plu abondamment les jours précédents) les Crematogaster scutellaris dont j’ai déjà parlé, se presser nombreuses, alertes et actives, comme en plein jour, dans leurs longues files» («L’orientation sidérale des fourmis…», Mémoires de la Société Vaudoise des Sciences Naturelles, n°4, 1923, page 151).
Nous savons à quelle heure il commençait sa journée car il nota : «Poggiolo, 30 août 1922. Une seule femelle (de Bothriomyrmex meridionalis Rog., v. corsica), prise au vol pendant mon déjeuner à 7 ½ h du matin. Je n’ai pas pu trouver d’autres individus ni aucun nid durant trois mois de recherches.» («Note sur les fourmis paléoarctiques», Boletin de la Real Sociedad Espanola de Historia Natural, marzo 1923, page 136).
Ce spécimen était particulier par rapport à d’autres variétés proches car «elle diffère par ses antennes, surtout les scapes (partie des antennes), plus minces.». Félix SANTSCHI remarquait que de nombreuses fourmis poggiolaises ont des différences par rapport au modèle général, comme la Bothriomyrmex corsicus ou la Leptothorax tuberum, «découverte par moi-même sous l’écorce d’un abricotier» à Poggiolo et dont la reine est «plus robuste que le type» ( «Messor et autres fourmis paléarctiques» dans «Revue suisse de zoologie», vol. 30, n°12, septembre 1923, p. 331-332).
Il serait fastidieux d’énumérer toutes les observations faites dans notre village mais elles furent très nombreuses et fructueuses.
Ce spécialiste des fourmis ne dédaignait cependant pas les autres insectes puisque, dans «le compte-rendu de l’administration municipal de la ville de Genève pendant l’année 1922», il est fait mention d’un don de «une série d'Araignées de la Corse», effectuée par «M. le Dr F. SANTSCHI, à Poggiolo per Soccia (Corse)»
LA BOUSSOLE CÉLESTE
Mais la célébrité de ce savant et de Poggiolo vient de ses travaux sur la façon dont les fourmis pouvaient s’orienter.
L’article, déjà cité, sur «L’orientation sidérale des fourmis…», publié dans les "Mémoires de la Société Vaudoise des Sciences Naturelles, n°4, 1923", montre que, après avoir éliminé diverses hypothèses, SANTSCHI pensa que le soleil jouait un grand rôle dans les déplacements de ces animaux.
En utilisant un miroir, il fit déplacer l’image du soleil selon des angles différents et, chaque fois, les fourmis modifièrent leur déplacement. Les expériences décisives eurent lieu à Poggiolo le 12 août 1922. Les cobayes étaient des Aphaenogaster spinosa de fourmilières différentes et qui avaient été isolées de leur nid. Chaque fois, le reflet solaire artificiel entraîna une déviation. Le miroir retiré, les fourmis rejoignirent leurs congénères sans encombre. La figure reproduite ci-dessous décrit l’expérience.
L’énigme était résolue. L’émotion que ressentit alors Santschi se manifesta avec la composition du poème cité au début de cet article. Cet homme cultivé, ami du peintre Paul KLEE, rédigea ces vers à Poggiolo même.
SANTSCHI accomplit en Afrique du Nord d’autres essais qui donnèrent les mêmes résultats.
Ces travaux firent autorité pendant cinquante ans, jusqu’à ce que Karl von Frisch complète l'explication en apprenant que la lumière du Soleil est polarisée, et en vérifiant que les insectes peuvent le percevoir.
Les fourmis poggiolaises ont permis à la science de faire un pas important. Nous devons donc les respecter en souvenir de leur contribution.
Nous pouvons aussi sourire en imaginant le spectacle de ce Suisse moustachu et barbichu, armé de loupe, pinces, carnet de notes, miroir, etc., examinant les herbes, les mousses, les arbres et les pierres des murs du village sous les yeux de nos aïeux.
Précision: tous les documents cités sont en libre accès sur internet.
Ci-dessous: fourmis poggiolaises photographiées au village, la première à Piedi Pidocchio et la suivante à Vignarella.