En 1966, réapparut le même projet d’excursion à Belle e Buone et Bocca-Soglia que l’année précédente (voir le dernier article). Cette fois, il était prévu de passer une nuit dans les bergeries pour avoir tout le temps d’aller jusqu’au bout.
UNE PRÉPARATION MINUTIEUSE
Le tracé fut bien étudié avec les cartes et les guides imprimés. Les quantités et les qualités de nourriture furent minutieusement calculées. Chacun devait avoir le même nombre de biscuits Figolu et les mêmes portions de crème dessert Mont Blanc.
Comme il était habituel à cette époque, les provisions furent achetées et commandées la veille à Guagno-les-Bains, chez Mimi CANALE. Elles n’arrivèrent pas par le car de Dominique-Antoine comme prévu, ce qui inquiéta les jeunes jusqu’à ce que le paquet, pris dans la boutique par Jean-Pierre FRANCESCHETTI, arrive un peu plus tard par la voiture de Noël SICHI.
Mercredi 27 juillet 1966, ils furent dix à partir :
- Jean-José et Rose-Marie BARTOLI (maintenant, épouse CHABROLLE)
- Joël et Hervé CALDERONI
- Bernard et Michel FRANCESCHETTI
- Jacques-Antoine et Marie-Thérèse MARTINI (maintenant, épouse LECCIA)
- François ORAZY
- Dominique (dit Doumé) PINELLI (le seul à habiter toute l’année au village)
Les CECCALDI et les OULIÉ, pas encore arrivés au village, n’en firent pas partie, de même que certains autres échaudés par l’aventure de l’année précédente. Jean-José et Bernard n’avaient pas connu l’expérience de 1965 car le premier était parti pour un séjour en Angleterre deux semaines auparavant et car le second n’avait pas du tout passé cet été-là en Corse.
Aucun des excursionnistes n’ayant d’automobile, le départ eut donc lieu à 3 heures et demi du matin.
VERS L’OBJECTIF
La première partie de l’expédition consistait, comme en 1965, à rejoindre Guagno à pied. Au Fragnu, au début de la route d’Orto, ils prirent l’ancien chemin qui commençait toujours dans le dépotoir de Poggiolo. Ils descendirent jusqu’à la rivière puis grimpèrent pour arriver à Guagno…, bien évidemment dans la décharge municipale (tout cela a été décrit dans l'article précédent).
Le village traversé, ils marchèrent tranquillement sur le même embryon de route qui avait été tracée pour aller vers Corte, mais qui n’y arrivera jamais.
Ensuite, sentier de moins en moins visible, des pentes parfois assez raides, un terrain s’éboulant de temps en temps. En tout cas, on resta groupé et personne ne s’égara. Finalement, les bergeries de Belle e Buone furent atteintes.
Une partie des bagages y fut abandonnée pour s’alléger et l’on grimpa vers le col de Bocca Soglia. Mais ce fut difficile: on passait de pratiquement 1400 à 2000 mètres d’altitude en peu de distance et la pente était très forte.
Après le repas pris à mi-hauteur, trois membres de l’expédition obliquèrent vers un névé, une plaque de neige, pour une bataille de boules de neige (le réchauffement climatique n’existait pas encore) avant de rejoindre les autres, qui s’étaient obstinés à aller directement jusqu’à la crête d’où ils purent admirer le paysage du lac de Melo, bien qu’étant un peu trop à droite. Ils étaient à la limite des deux Corse: le Deça des Monts (ou Cismonte) et le Delà des Monts (ou Pumonte).
Il fallut redescendre précipitamment aux bergeries à cause de la pluie qui se mit à tomber brutalement. Les Poggiolais furent rejoints par des bergers qui apportèrent des planches pour alimenter le feu de la cheminée. Quand, la pluie ayant cessé, ils partirent pour rechercher leurs bêtes, les jeunes s’aperçurent que ces bergers avaient détruit une partie de la table et des bancs de l’extérieur pour servir de combustible !
LA SURPRISE DU MATIN
Répartis entre deux cabanes de la bergerie, les randonneurs passèrent une bonne nuit pour se remettre de leur fatigue. Mais, au matin du jeudi, surprise !
Tout le paysage était caché par le brouillard. Les masses blanches descendaient, montaient, tourbillonnaient, mais elles étaient épaisses et empêchaient de voir au-delà des bergeries et de la source.
Cette photo a été prise par Jacques-Antoine MARTINI lors d’une autre excursion, au lac de Goria, en 1968.
Mais elle peut servir à illustrer la surprise du réveil. De gauche à droite : Rose-Marie BARTOLI, Hervé CALDERONI, Michel FRANCESCHETTI, Joël CALDERONI.
On sut plus tard que la météo avait prévu un risque de mauvais temps mais aucun membre de l’expédition ne l’avait écoutée à la radio. A cette époque, les prévisions météorologiques étaient encore souvent imprécises
En tout cas, tenter de rentrer aurait été une folie. On attendit vainement une éclaircie toute la matinée. François ORAZY et Bernard FRANCESCHETTI prirent leurs sacs pour tenter de rentrer quand même mais ils durent se rendre à l’évidence du danger et rebroussèrent vite le chemin.
A 15h, il fut décidé de rester et de songer à bien préparer la nouvelle nuit. On choisit une troisième cabane afin d’être moins serré pour dormir. On charria des pierres pour caler les lits de bois. On coupa des fougères pour en faire des matelas. Doumé PINELLI, qui avait l’habitude de la montagne, fut particulièrement efficace dans cette préparation.
Dominique PINELLI (avant-dernier à droite) fait partie du conseil municipal élu cette année à Poggiolo.
On mit de côté la quantité de bois nécessaire pour l’entretien du feu. Les provisions étaient largement suffisantes pour survivre une journée de plus que prévu.
L’ambiance était détendue. Les discussions et les blagues allaient bon train.
Etat actuel de la bergerie principale (https://corse-sauvage.com/randonnee/centre-corse/bergeries-de-belle-e-buone.html).
UN VILLAGE INQUIET
A Poggiolo, la même journée du jeudi avait vu l’inquiétude grandir dans l’après-midi. De plus, le temps y avait été également mauvais. Il faut bien avoir à l’esprit que, en 1966, le téléphone portable n’existait pas et le GPS n’était pas imaginable. Aucune communication n’était possible.
Le soir, des voitures avaient été envoyées à Guagno comme l’été précédent tandis que des vieilles, parentes des disparus (notamment Xavière MARTINI, tante de Jacques et Marie-Thérèse, Rosine FRANCESCHETTI, grand-mère de Bernard et Michel, Elisabeth VENTURINI, grand-tante de Joël et Hervé), groupées au pied de la croix du Fragnu, priaient.
D'autre part, il ne faut pas oublier que presque tous ces jeunes étaient mineurs, l'âge de la majorité était alors de 21 ans (il passa à 18 ans en 1974).
Tout le monde finit, avec difficulté, par se coucher. Mais, vers 4 heures du matin, morte d’inquiétude, Xavière alla frapper à toutes les portes.
Le groupe des vieilles se reconstitua dans la cour des FRANCESCHETTI et se mit à égréner le chapelet.
Gendarmes et gardes-forestiers, prévenus par la mairie, étaient prêts à lancer une expédition de secours.
UN RETOUR FACILE MAIS ÉPUISANT
Au petit matin, les dix randonneurs quittèrent les bergeries après avoir terminé leurs dernières nourritures. Le retour fut facile: tout le monde avait bien dormi, les sacs étaient très légers et le brouillard avait totalement disparu. Arrivés à Guagno, au bureau de poste, il leur fut bien sûr impossible d’avoir la communication avec Poggiolo.
Mais plusieurs voitures poggiolaises avaient été envoyées en éclaireurs et, en sortant de Guagno, les jeunes rencontrèrent celle de Xavier PAOLI. Ils refusèrent d’être ramenés et, le village allant être prévenu, ils décidèrent de rentrer par eux-mêmes pour montrer qu’ils étaient capables de réaliser seuls toute l’excursion.
La dernière montée depuis la rivière, au Canapello, fut très dure, d’autant que midi s’approchait et que le soleil brûlait. La fatigue se faisait de plus en plus sentir. Pour trouver la force de continuer, Michel FRANCESCHETTI, exténué et les pieds endoloris par des pataugas trop serrés, se mit à réciter à haute voix des dates d’événements historiques. Beaucoup s’en souviennent encore.
Finalement, le groupe émergea du Fragnu et entra au village en chantant avec aplomb sous les yeux des nombreux Poggiolais sortis dans la rue.
Marie, la mère de Michel, eut la présence d’esprit de prendre la caméra de son fils pour filmer le retour. On y voit (ci-dessous) les égarés expliquer leur aventure, notamment à Raymonde, la nounou des BARTOLI, qui s’occupait des enfants alors que les parents n’étaient pas encore arrivés pour leurs congés.
SURSAUT D’ORGUEIL
Rassemblant le peu de forces qu’il leur restait, les excursionnistes eurent un sursaut d’orgueil. Ils montèrent la stretta en courant pour rejoindre la véranda des BARTOLI qui leur servait alors de quartier général. Le film montre qu’ils furent accompagnés par François, le frère de Jean-José et Rose-Marie, et par les frères OULIÉ qui venaient à peine d’arriver d’un séjour en Grande-Bretagne. Ils en ramenaient d'ailleurs des talkies-walkies qui furent utiles lors d'une excursion suivante.
Tous s’effondrèrent ensuite sur des chaises et burent de nombreux litres d’eau mais l’honneur était sauf: ils avaient montré leur énergie et leur volonté.
D’autres aventures en montagne suivirent mais aucune ne fut plus épique que celles de 1965 et 1966.