Co-officialité, comme le demandent les nationalistes corses ou bilinguisme comme vient de le proposer le président Macron, la nuance est importante mais les deux termes impliquent l'utilisation officielle de deux langues.
Il semble que l'on a oublié que cette coexistence de deux langues a déjà existé en Corse et, semble-t-il, sans trop de souci.
La preuve en a été donnée à Guagno-les-Bains au début du XIXème siècle.
-----------
Dans le hall de l'établissement thermal de Guagno-les-Bains, les curistes pouvaient voir jusqu'à sa fermeture deux affiches protégées par une vitre ou du plexiglas transparent et suspendues aux murs.
Le premier est le "Règlement de police pour les eaux minérales de Guagno" datant du 22 juin 1822.
Pour lire les textes de ces photos, il est recommandé de les agrandir en cliquant chaque image.
Le second est un "Arrêté Relatif à la mise à Ferme des Bains de Guagno".
Ces deux documents sont tout à fait officiels puisqu'ils émanent de la Préfecture de la Corse.
Celui de 1822 est signé du vicomte de SULEAU. Fils d'un noble tué lors de la prise des Tuileries par les sans-culottes le 10 août 1792, ce vicomte (prénommé Elysée) fut nommé dans l'île le 13 mai 1822 et resta à ce poste durant deux ans avant d'avoir plusieurs affectations dont la dernière fut dans les Bouches-du-Rhône où il participa grandement à la réussite du coup d'Etat de Louis-Napoléon BONAPARTE en 1851.
L'autre porte la signature de SOLLIERS "Secrétaire général, Préfet par intérim". Elle est datée du 1er mai 1824. A ce moment-là, SULEAU était parti pour le Vaucluse. Son successeur ne fut nommé que le 29 juin. Ce fut le fameux Gabriel de LANTIVY de KERVENO qui fit construire la Préfecture et la Mairie d'Ajaccio.
Ces deux textes sont importants pour comprendre l'organisation des Bains pendant la Restauration.
Le premier traite du "maintien de l'ordre et de la discipline dans l'administration des Eaux minérales de Guagno", est-il écrit en préambule dans la colonne de gauche. Dans la colonne de droite, on peut lire la traduction de la même ligne: "il mantenimento dell'ordine e della disciplina nell'amministrazione delle acque minerali di Guagno".
De même, l'arrêté de 1824 est bilingue: le texte français à gauche, et le texte italien à droite.
Il proclame dans son article 2 "la mise à prix (de l'entretien) des trois grands bassins et des douze petits bains (...) pour toute la saison", ce qui est traduit en: "la prima offerta per le tre gran vasche e per i dodici piccoli bagni (...) per tutta la stagione".
Cette affiche annonce la mise en adjudication de la station pour la saison 1824.
Incroyable mais vrai! Les textes émanant du représentant du gouvernement français étaient traduits en italien pour être mieux compris par la population corse et les deux versions avaient force de loi.
Autre exemple: les actes d'état-civil consignés sur les registres de la mairie de Poggiolo montrent que les deux langues furent utilisées indifféremment au moins jusqu'en 1830, comme dans l'exemple ci-dessous.
La page de gauche, en français, contient "l'acte de décès de Santa, épouse d'Arcange Paoli, décédée le 26 janvier 1830".
Immédiatement après, sur la page de droite, le texte est en italien pour une naissance. On lit sur le résumé placé en marge: "atto di nascita figlia d'Angela francesca figlia di francesco franceschetti e di mari-antonia sia (?) moglie nata il 28 febraro 1830".
Les actes écrits dans chacune des deux langues étaient parfaitement officiels et ceux qui étaient en italien n'étaient même pas traduits en français.
Un autre exemple, en dehors de notre canton, a été fourni par Jean-Pierre GIROLAMI qui, décrivant, dans "Settimana" du 19 janvier dernier, la cérémonie d'anniversaire de la mort du roi Louis XVI qui se déroula le 21 janvier 1818, indique que le maire de Bastia avait placardé dans sa ville des affiches "en patois", c'est-à-dire en italien.
A cette époque, la langue corse n'était pas écrite et l'italien était utilisé depuis des siècles dans tous les actes officiels.
D'ailleurs, surtout dans notre micro-région, d'après Antoine-Claude VALERY (1789-1847), tout le monde connaissait l'italien.
Dans son livre intitulé "Voyages en Corse, à l'île d'Elbe et en Sardaigne", publié en 1837, il écrivit à la page 111:
"On cite Guagno pour la pureté de son italien; Vico a le même mérite. Le français de Corse n'est nullement corrompu, et ne ressemble point au barbare patois de la plupart de nos provinces. Chose singulière, ces insulaires et ces montagnards corses parlent à la fois l’italien et le français de Rome et de Paris. Le dialecte corse est le moins corrompu des dialectes italiens.»
Quelle que soit la qualité du langage utilisé, les affiches de Guagno-les-Bains montrent bien que l'emploi de deux langues ne paraissait pas incongru sous Louis XVIII.
L'ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539 imposa l'emploi de la langue française pour tous les actes officiels. Rattachée au royaume depuis 1768, la Corse avait une population qui en majorité ne comprenait pas le français. Avec pragmatisme, la monarchie en tint compte et permit, tout en favorisant la diffusion du parler français, l'utilisation des deux langages le temps nécessaire pour que l'italien fut délaissé.
On était bien loin des tourments juridiques et idéologiques des tenants de la République une et indivisible.
------------
Les notices sur Suleau et Lantivy viennent de Wikipedia.
Les photos sont de Michel Franceschetti.
La couverture du livre de Valery est un cliché bnf.